Cet article est paru en anglais dans The Wire sous le titre “Who Is India’s All-Weather Friend in This World? And who is Pakistan’s?
Christophe Jaffrelot
"Après tout, la diplomatie consiste à se constituer des amis et à influencer les gens" écrit S. Jaishankar, le ministre des affaires étrangères indien dans son dernier livre, The India Way.
Dans le conflit armé qui a opposé le Pakistan et l'Inde en mai dernier, la Chine a renforcé son rôle d’"ami des mauvais jours” d'Islamabad. Pékin a pris le parti du Pakistan beaucoup plus clairement que lors des précédentes guerres entre les deux voisins. Lorsque la probabilité de représailles indiennes à l'attaque du 22 avril à Pahalgam s'est accrue, le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a déclaré : "En tant qu'ami indéfectible de l’Inde et partenaire stratégique de coopération de tous les instants, la Chine comprend parfaitement les préoccupations légitimes du Pakistan et l'aide à sauvegarder sa souveraineté et ses intérêts en matière de sécurité". Selon des sources indiennes, la Chine a aidé le Pakistan à se doter d'une défense aérienne et à lui fournir une imagerie satellite pendant le conflit. Et après que les armes se sont tues, lorsque l'Inde - qui venait de dénoncer le traité de l’Indus - a indiqué qu'elle pourrait priver le Pakistan d'une partie de l'eau à laquelle ce traité lui donnait droit, la Chine a laissé entendre qu'elle pourrait, elle aussi, priver l'Inde de l'eau du Brahmapoutre.
Premièrement, le Pakistan est devenu un client important pour les vendeurs d'armes chinois, puisque 80 % de son arsenal est de fabrication chinoise. Non seulement le Pakistan est un marché attractif pour la Chine, mais il permet également à cette dernière de tester sur le champ de bataille des armes que les deux pays ont parfois développées ensemble.
Deuxièmement, la Chine a investi 68 milliards de dollars en investissements directs étrangers au Pakistan dans le cadre du Corridor économique Chine-Pakistan, fleuron de l'initiative Belt and Roads, - la nouvelle route de la soie- et ce, malgré les tensions récurrentes entre Pékin et Islamabad liées aux retards de paiement du Pakistan ou aux attaques des nationalistes baloutches contre les ingénieurs chinois. Qui plus est, une partie des 68 milliards de dollars a été utilisée pour construire des routes, des voies ferrées et des centrales électriques dans des zones revendiquées par l'Inde, comme le Gilgit Baltistan - Territoires du Nord, zone frontalière de l’Inde de l’Afghanistan et de la Chine-.
Troisièmement, la Chine a probablement voulu saisir l'occasion de compliquer la vie de l'Inde, car deux sujets de discorde ont (ré)émergé depuis l'arrivée au pouvoir de Narendra Modi.
Tout d’abord, dans la ligne de l'idéologie nationaliste hindoue, le gouvernement indien a exprimé des vues révisionnistes, proclamant sa volonté de restaurer l'Akhand Bharat, qui inclurait la partie du Ladakh conquise par la Chine lors de la guerre de 1962.
Ensuite, l'Inde a cherché à résister à la poussée de la Chine dans d'autres pays d'Asie du Sud, à commencer par le Bangladesh, le Sri Lanka et le Népal. Pendant des décennies, la Chine a occupé l'Inde sur son flanc ouest en armant le Pakistan, forçant New Delhi à adopter des politiques régionales telles que "Neighbourhood First" ou "Look East".
Enfin, l'Inde s'est aliénée la Chine en poursuivant son rapprochement avec les États-Unis, comme en témoignent les bonnes relations - jusqu'à récemment du moins - entre Modi et Trump, ajouté à l'intention d'attirer les entreprises américaines qui cherchent à délocaliser leurs usines chinoises en Inde.
Si Islamabad peut compter sur un ami indéfectible particulièrement précieux, non seulement parce qu'il s'agit de la deuxième grande puissance mondiale, mais aussi parce que la Chine se heurte à l'Inde dans l'Himalaya, en revanche New Delhi a été relativement isolé pendant la crise de mai.
Au Conseil de Sécurité des Nations unies, l'Inde n'a réussi à faire mentionner dans le communiqué de presse ni le Pakistan ni le groupe terroriste auquel elle attribuait l'attentat de Pahalgam.
Par dessus tout, l'intervention américaine a pris l'Inde au dépourvu. Alors que l'administration Trump avait, dans un premier temps refusé de s'impliquer, au troisième jour du conflit, l'hypothèse d'une escalade nucléaire avait conduit la Maison Blanche à intervenir - et ce, sans épargner l'Inde. Le 10 mai, Donald Trump annonçait avoir fait taire les armes grâce à une médiation express au cours de laquelle il promettait de bons accords commerciaux aux belligérants. Il les avait également invités à négocier une paix durable et leur avait offert ses bons offices pour régler la question du Cachemire.
Cette séquence ne pouvait qu'être perçue comme un affront par New Delhi pour deux raisons.
Tout d'abord, chaque fois que les présidents américains ont mis fin à un conflit entre Indiens et Pakistanais, cela s'est toujours fait au profit des premiers. Le 4 juillet 1999, Bill Clinton avait convoqué Nawaz Sharif à Washington pour qu'il retire les forces pakistanaises des hauteurs de Kargil. Cette fois, Trump s'est présenté comme le sauveur qui a épargné au monde une guerre nucléaire. Alors que l'Inde prétendait avoir démontré sa supériorité militaire, l'impression que le monde a retenue de cet épisode est que le conflit s'est soldé par un match nul. Les Indiens les plus déterminés à "en finir avec le Pakistan", n'ont pu que ressentir une immense frustration, stigmatisés par l'hystérie nationaliste d'une presse aux ordres du gouvernement.
Ensuite, Trump ruine les efforts de l'Inde pour ne pas internationaliser la question du Cachemire qui, depuis le traité de Shimla négocié par Indira Gandhi en 1972, devait être considérée comme une affaire bilatérale. Là encore, Trump fait le jeu du Pakistan.
Au final, alors que sur la scène internationale l’Inde s'efforçait depuis des années de ne pas apparaître comme liée au Pakistan de manière indissoluble, Trump marque un retour à l'idée d'un “couple Inde-Pakistan" qui tire l'Inde vers le bas. Empêtré dans un conflit régional sans fin, le pays peut difficilement apparaître comme une puissance mondiale en devenir.
Dans la foulée, Trump s'est montré encore plus bienveillant à l'égard du Pakistan en déclarant : "Le Pakistan a un leadership très fort. Certaines personnes n'aiment pas que je dise cela, mais c'est ainsi. Et ils ont arrêté cette guerre. Je suis très fier d'eux". À l'unisson, le général Michael Kurilla, chef du commandement central américain (CENTCOM), a récemment salué le Pakistan comme un "partenaire phénoménal dans le monde de la lutte contre le terrorisme".
La lutte contre le terrorisme pourrait d'ailleurs bien être l'explication du récent rapprochement américano-pakistanais. Fin février, l'administration Trump a décidé “d'exempter le Pakistan de ses coupes massives dans l'aide étrangère pour un montant de 397 millions de dollars comme aide à la sécurité. Les fonds seront alloués à un programme qui surveille les avions de combat F-16 fabriqués aux États-Unis par le Pakistan - pour s'assurer qu'ils sont utilisés pour la lutte contre le terrorisme, et non pour des actions contre l'Inde". Mais il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que Trump traite l'Inde et le Pakistan d'égal à égal, comme si l'un n'était pas victime du terrorisme et l'autre le creuset de tant de groupes terroristes. Les choses pourraient s'éclaircir au cours de la visite officielle de cinq jours du maréchal Asim Munir, invité à Washington pour discuter des liens militaires et stratégiques entre le Pakistan et les États-Unis.
Quelle que soit la raison de l'évaluation positive du Pakistan par Trump, elle contredit les efforts de l'Inde pour isoler le pays. En effet, alors que New Delhi tente depuis des années de marginaliser Islamabad sur la scène internationale, les dernières semaines ont montré que le Pakistan conserve de nombreux partisans, et pas seulement aux États-Unis.
Alors que l'Inde et le Pakistan traversent une crise grave, ce dernier étant accusé par l'Inde de soutenir des groupes djihadistes opérant sur son sol, le 9 mai, le conseil d'administration du Fonds monétaire international a approuvé un nouveau prêt de 1,4 milliard de dollars au Pakistan. Un prêt fut attribué dans le cadre de son fonds de résilience climatique et a validé la première révision de son programme de 7 milliards de dollars, libérant ainsi environ 1 milliard de dollars cash.
Lors de la réunion du Conseil, l'Inde a protesté contre le fait que le programme pakistanais suscitait des inquiétudes sérieuses quant à la "possibilité d'une utilisation abusive des fonds de financement de la dette pour le terrorisme transfrontalier parrainé par l'État". Mais aucun autre pays représenté au conseil d'administration n'a soutenu la réticence de l’Inde, ne serait-ce qu'en s'abstenant lors du vote.
Un mois plus tard, le Pakistan a obtenu deux postes dans deux organes de l’ONU. D'une part, le représentant permanent du Pakistan auprès des Nations unies a été nommé président du comité des sanctions de 1988 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui surveille les sanctions visant les talibans, et, d'autre part, un diplomate pakistanais est devenu également vice-président du comité de lutte contre le terrorisme de la résolution 1373. Certes, ces postes auraient difficilement pu échapper au Pakistan en vertu de son statut de membre non permanent. Mais l'élection du Pakistan comme membre non permanent avec 182 voix en 2024 témoigne à elle seule du fait que le pays est loin d’être marginalisé.
La Russie a eu tendance à faire preuve de neutralité, se rangeant même du côté du Pakistan. Moscou a non seulement gardé le silence après l'attentat de Pahalgam, mais elle s'est également engagée à remettre en route une aciérie de l'ère soviétique près de Karachi. Pour consolider le corridor que le Pakistan et la Russie cherchent à développer à travers l'Asie centrale, un train Lahore-Moscou a même inauguré une nouvelle liaison ferroviaire ce mois-ci.
Au lendemain de l'attentat de Pahalgam, seuls deux pays se sont montrés vocalement solidaires de l'Inde : L'Afghanistan et Israël. Le premier répondait aux ouvertures de l'Inde, New Delhi et Kaboul cherchant à prendre le Pakistan à revers, mais cette stratégie s'est interrompue lorsque Pékin est intervenu, déterminé à poursuivre l'initiative Belt and Roads, - la nouvelle route de la soie- dans la région : La médiation chinoise a conduit à la réconciliation afghano-pakistanaise, qui s’est concrétisé avec l'ouverture d'une ambassade pakistanaise à Kaboul .
En tant qu’ “ami de l'Inde", selon les termes de Kobbi Shoshani, consul général d'Israël à Mumbai, Israël a soutenu les représailles post-Pahalgam. De nombreux observateurs israéliens ont également établi un parallèle entre les représailles de Netanyahou après l'attaque du Hamas du 7 octobre 2024 et celles de Modi en mai dernier. Que la comparaison soit pertinente ou non, l'Inde s'est abstenue - oui, abstenue - aux Nations unies lorsqu'une motion appelant à un cessez-le-feu à Gaza a été soumise au vote en juin 2025 alors que 149 pays la soutenaient - et n'a pas condamné l'attaque d'Israël contre l'Iran à la mi-juin, se désolidarisant de la position adoptée par l'Organisation de coopération de Shanghai, dont les principaux piliers sont la Chine et la Russie.
Faut-il conclure des récents développements qu'Israël est désormais l'ami de tous les instants de l'Inde ? Il est trop tôt pour le dire. Mais une autre question mérite d'être posée: si la Chine est plus que jamais “l'ami des mauvais jours” du Pakistan, l'Inde peut-elle se permettre de ne pas traiter avec la Chine ?
Le fait est que la Chine a apporté un soutien sans faille à un pays , le Pakistan, que les dirigeants politiques indiens décrivent comme "l'ennemi public numéro un", à un moment où l'Inde s'avère plus dépendante que jamais de la Chine sur les plans économique, industriel et commercial.
En 2024-25, les exportations de la Chine vers l'Inde représentaient un montant record de 113,5 milliards de dollars, tandis que les exportations de l'Inde vers la Chine, en baisse, tombaient à 14,3 milliards de dollars, entraînant un déficit de 99,2 milliards de dollars. Ce chiffre reflète non seulement la faiblesse de l'industrie indienne, incapable de rivaliser avec les produits manufacturés chinois, mais aussi sa dépendance vis-à-vis des fournisseurs chinois.
En effet, les produits finis ne représentent qu'une faible proportion des importations indiennes en provenance de Chine (6,8 % en 2023-24), l'essentiel étant constitué de biens intermédiaires (70,9 %) et de biens de production (22,3 %) que l'industrie et les services indiens ont besoin de produire et d'exporter. Par conséquent, plus l'Inde exporte, plus elle importe de Chine. Cette logique est particulièrement à l'œuvre dans les secteurs de l'électronique et de la pharmacie : si l'Inde exporte un nombre croissant de smartphones, à commencer par l'iPhone, elle importe des composants de Chine: si l'Inde est devenue "la pharmacie du monde" grâce à ses exportations de médicaments génériques, une grande partie des ingrédients actifs proviennent de Chine.
Il faut noter que la dépendance de l'Inde à l'égard de la Chine est encore plus grande que ne le montrent les statistiques, puisque l'Inde importe des produits fabriqués par des entreprises chinoises basées en Malaisie ou au Vietnam - où elles se sont délocalisées pour contourner les barrières tarifaires ou les quotas d'importation fixés par de nombreux pays, dont l'Inde. Les panneaux solaires en sont un exemple, rendant l'Inde extrêmement dépendante de la Chine pour sa transition énergétique.
Dans ce contexte, la crise d'avril-mai entre l'Inde et le Pakistan a été l'occasion pour la Chine de faire pression sur New Delhi. Le 28 avril, la presse indienne a fait état de retards supplémentaires dans les livraisons à l'Inde de pièces détachées d'iPhone imposés par les Chinois. Peu après, la Chine a décidé de rendre plus difficile l'accès aux terres rares, mettant en difficulté le secteur automobile indien - d'où l'idée de New Delhi d'envoyer une délégation à Pékin pour négocier un régime d'exception pour l'Inde.
L'Inde a en effet entamé des pourparlers avec la Chine sur cette question et d'autres, et cherche à trouver un compromis. Au début du mois, le gouvernement indien a annoncé que l'Inde faciliterait les investissements chinois sur son sol, revenant ainsi sur la décision qui avait été prise en 2020 à la suite de l'affrontement entre soldats des deux pays. Parallèlement, le 5 juin, l'ambassadeur indien en Chine Pradeep Kumar Rawat a été reçu par le vice-ministre chinois des affaires étrangères, Sun Weidong, les deux parties plaidant pour "mettre en œuvre ensemble un important consensus des dirigeants, en encourageant les échanges entre les peuples [et] la coopération gagnant-gagnant, et en faisant progresser les relations entre la Chine et l'Inde sur une voie saine et stable".
Si, comme le dit Jaishankar, "la diplomatie consiste à se constituer des amis et à influencer les gens", la question que les diplomates indiens devraient examiner de près aujourd'hui n'est autre que la suivante : où sont les amis de l'Inde qui sont prêts à la soutenir dans l'adversité et à isoler son ennemi public numéro un, le Pakistan ? La question est d'autant plus pertinente que le Pakistan lui-même a avec la Chine un ami de toujours dont l'Inde est économiquement très dépendante - sans parler de la menace chinoise dans l'Himalaya et dans le voisinage de l'Inde. Si ni les États-Unis ni la Russie ne peuvent jouer le rôle de l'ami “des mauvais jours " de l'Inde, la vulnérabilité de l'Inde face à la Chine sera encore plus difficile à contrer.
La diplomatie indienne, qui a dû être complétée par d'autres forces, comme en témoigne le fait que New Delhi a envoyé sept délégations multipartites pour expliquer la politique de l'Inde dans 32 pays, est mise au défi de trouver une solution au risque d'isolement relatif de New Delhi face aux menaces croissantes provenant du duo Chine-Pakistan. En définitive, n'est-ce pas la philosophie transactionnelle du multi-latéralisme qui mérite d'être revisitée ? Dans son livre The India Way : Strategies for an Uncertain World, S. Jaishankar écrivait : "C'est le moment pour nous d'engager l'Amérique, de gérer la Chine, de cultiver l'Europe, de rassurer la Russie, de faire entrer en jeu le Japon, d'attirer les voisins..."
Mais qu'en est-il de se faire des amis, surtout si c'est là le but de la diplomatie ?
Ici, c'est la tradition indienne de refus des alliances qui est en jeu. En multipliant les partenaires de manière plurilatérale, l'Inde a diversifié ses soutiens, mais elle les a aussi dilués: ces liens transactionnels sont faibles par rapport à ceux tissés avec un allié.
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Christophe Jaffrelot est maître de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS, Paris, professeur de politique et de sociologie indiennes au King's College de Londres, chercheur non résident au Carnegie Endowment for International Peace et président de la British Association for South Asian Studies.
Sur même sujet, il y a deux ans . C'est très éclairant pour une analyse globale de " l'Inde face au monde."