Make in India,  des résultats bien en-deçà des ambitions

Les espoirs déçus du "Make in India" 

En 2014 le Gouvernement lançait "Make in India, " la marque d'un programme ambitieux d'incitations et d'actions, porteur des espoirs de l'Inde pour attirer capitaux étrangers, booster l'industrie manufacturière, favoriser la croissance et les exportations... et faire de l'Inde la nouvelle usine du monde. 

10 ans plus tard,  les chiffres bousculent la communication officielle et l'engouement médiatique et risquent de faire illusion  La réalité est plus amère :  investissement industriel au point mort, investissements étrangers dits productifs en recul, faiblesse de la demande intérieure, taux de croissance décevant et dépendance croissante à  l'industrie chinoise.

Une situation qui  va rendre encore plus complexe  le fantastique enjeu auquel l'Inde est confrontée : donner du travail à 10 millions de jeunes hommes et femmes qui arrivent chaque année sur le marché du travail et à ceux qui voudraient quitter l'agriculture. 


Transcription en français de l'analyse économique parue  dans le site en ligne indien The Wire au dernier trimestre 2024 sous le titre "What Make in India Has Brought to India"

Décembre 2024

Ce que Make in India a apporté à l'Inde

par Christophe Jaffrelot

En septembre dernier, Narendra Modi a célébré le dixième anniversaire du programme "Make in India" en utilisant des données qui sont contredites par toutes les sources statistiques - indiennes et non indiennes. En dégageant une telle impression trompeuse, le Premier ministre indien rend la correction de trajectoire encore plus compliquée, alors que l'industrie du pays est plus que jamais devenue dépendante de la Chine. 

 Lire aussi l’analyse de l'économiste Catherine Bros sur le commerce extérieur de l'Inde 

En 2014, avec "Make in India", Modi visait quatre objectifs :

25 secteurs de l'industrie indienne ont été impliqués dans ce projet.

Dix ans plus tard, non seulement ces objectifs n'ont pas été atteints, mais la situation s'est détériorée.

Dix ans plus tard, non seulement ces objectifs n'ont pas été atteints, mais la situation s'est détériorée.  Le taux de croissance de l'industrie est loin d'être à deux chiffres : depuis 2014, il se situe en moyenne autour de 4 %, l'industrie manufacturière se situant même en dessous de ce niveau. Si bien que la part de l'industrie manufacturière dans le PIB, loin d'avoir augmenté, a continué à s'éroder, passant de 18,3 % à 14,72 % de la valeur ajoutée brute de l'Inde entre 2010-11 et 2019-20, avant la crise COVID. Deux ans après la crise, cette proportion était tombée à 14,70% en 2022-23, le chiffre le plus bas depuis 1968-69.  Loin de créer les 100 millions d'emplois attendus, l'industrie en a perdu beaucoup, le nombre de travailleurs de l'industrie manufacturière passant de 51,31 millions en 2017 à 35,65 millions en 2022-23, une baisse en partie liée à la crise COVID, qui a fait chuter le nombre de travailleurs de l'industrie manufacturière à moins de 30 millions en 2021. Entre 2016-17 et 2022-23, le secteur manufacturier a perdu près d'un million de travailleurs. 

Entre 2016-17 et 2022-23, le secteur manufacturier a perdu près d'un million de travailleurs. 

Cet échec est en partie dû aux investissements directs étrangers (IDE). Le gouvernement Modi espérait attirer suffisamment d'IDE pour reproduire la stratégie de développement de la Chine et devenir une base manufacturière pour le reste du monde, étant donné le faible coût de la main-d'œuvre en Inde. En effet, les IDE sont passés de 36 milliards de dollars par an en 2014 à près de 85 milliards de dollars d'ici 2022. Mais ce succès doit être relativisé à partir de plusieurs analyses. 

Tout d'abord, seule une fraction de ces IDE- de plus en plus réduite depuis 2018-19 - peut être considérée comme des investissements productifs : sur plus de 80 milliards d'IDE en 2020-21, seuls 21 milliards entrent dans cette catégorie, soit 3,1 % de la formation brute de capital des pays. En 2018-19, année record, les IDE productifs ne représentaient pas plus de 6,5 % de la formation brute de capital. 

Deuxièmement, pour mesurer le poids réel des IDE, il faut les rapporter au PIB. Sous cet angle, la situation est différente : en pourcentage du PIB, les IDE ne représenteront en moyenne que 1,76 % du PIB indien sur la période 2014-15-2022-23, contre une moyenne de 2,14 % du PIB sur la décennie précédente, de 2007-08 à 2014-15. 

Troisièmement, l'IDE est en forte baisse depuis 2022. Ils sont passés d'un peu plus de 71 milliards de dollars en 2022-23 à un peu plus de 10 milliards de dollars en 2023-24, soit une chute de 60 %. Il s'agit du chiffre le plus bas depuis 2007, lorsque les IDE ne représentaient que 0,7 % du PIB, un record dans l'Inde indépendante. Ces chiffres sont contre-intuitifs, car une série d'investissements massifs et très médiatisés a donné l'impression que l'Inde bénéficiait d'un processus connu sous le nom de "découplage" aux États-Unis et de « dérisquage » ( de-risking) en Europe, selon lequel les entreprises occidentales qui avaient investi massivement en Chine se retiraient partiellement de ce pays pour des raisons à la fois économiques et politiques afin de diversifier leurs investissements directs étrangers. Mais l'Inde ne bénéficie pas de ces flux autant que d'autres pays de la région indo-pacifique - à commencer par le Viêt Nam -. 

Quatrièmement, la majorité des IDE depuis 2017 s'est concentrée sur 9 secteurs, à commencer par les services (en particulier les technologies de l'information), tandis que 53 autres secteurs - principalement l'industrie manufacturière - n'ont reçu que 30 % du total des IDE.

Enfin, le programme "Make in India" n'a pas réussi à augmenter les exportations de marchandises de l'Inde, qui ont diminué régulièrement au cours des dix dernières années, passant de 10,2 % du PIB en 2013-14 à 8,2 % en 2022-23. Si l'industrie indienne ne parvient pas à exporter davantage - en termes relatifs -, elle importe davantage, principalement de Chine.

Pour compléter le programme Make in India, le gouvernement Modi promeut, depuis 2020, des "Incitations Liées à la Production" (PLI). L'objectif est d'aider les investisseurs opérant dans des secteurs clés et de promouvoir les technologies de pointe pour améliorer la compétitivité internationale des entreprises indiennes. 

Le coût de ces aides pour l'État pose la question de la pérennité d'un tel effort et de sa pertinence, puisque ces dépenses se font naturellement au détriment d'autres postes du budget de l'État. La question est particulièrement sensible lorsque l'État vient en aide à de grandes entreprises. L'usine de microprocesseurs que le fabricant américain Micron a installée au Gujarat - et qui a fait la une des médias - a représenté un investissement de 2,75 milliards de dollars, dont Micron n'a pris en charge qu'une petite partie (825 millions), le "reste" étant financé par les gouvernements de New Delhi et de Gandhinagar.  Plus important encore, jusqu'à présent, les investissements industriels restent plutôt faibles.  

L'investissement industriel au point mort   

Le taux d'investissement productif (formation brute de capital), après avoir connu une croissance importante dans les années 1990 et 2000, a eu tendance à s'affaiblir structurellement : il est passé de près de 42 % en 2007 à 29 % en 2020. Il est remonté à 34 % en 2023, mais il est encore loin de ce qu'il était.

Cette courbe est d'autant plus inquiétante qu'elle s'explique en grande partie par l'effondrement de l'investissement privé. Le taux d'investissement privé est passé de 31% en 2011 à 23% en 2020, et bien qu'il se soit redressé depuis, il est resté à 27% en 2022. L'investissement dans le secteur manufacturier a particulièrement chuté, passant de 6,1 % du PIB à 4,2 % entre 2011-12 et 2021-22. 

Comment expliquer l'effondrement relatif de l'investissement privé ? :

La faiblesse de la demande est un facteur important. Les entreprises du secteur manufacturier sont souvent confrontées à des capacités de production inutilisées, rendant inutile l'agrandissement de leur outil industriel. Entre 2011 et 2021, en dix ans, la capacité de production des usines indiennes restées inemployées est passée de 18 % à 40 %, une situation extrême liée à la crise du COVID. A partir de 2022, ce pourcentage s'est stabilisé à une moyenne d'environ 25%, loin du chiffre de 2011. La faiblesse de la demande tient ici à l'amaigrissement - voire au rétrécissement - de la classe moyenne, dont la consommation avait été - brièvement - l'un des moteurs de la croissance dans les années 1990-2000. 

De plus, un examen plus approfondi des années 2000, décennie durant laquelle la croissance indienne a flirté avec des taux à deux chiffres, montre que l'investissement a été stimulé non seulement par des taux d'intérêt réels attractifs, mais aussi par des attentes qui ne se sont finalement pas concrétisées : le modèle de développement adopté par l'Inde dans les années 1990 a encouragé la croissance des inégalités de manière si radicale que seule une petite minorité d'Indiens en a réellement profité. Depuis le début du siècle, les inégalités se sont accrues de manière spectaculaire, la part du revenu national détenue par les 10 % les plus riches passant de 34,4 % en 1990 à 57,1 % en 2018. Dans le même temps, la part de ce même revenu national détenue par les 50 % les plus pauvres a chuté de 20,3 % à 13,1 %. Certes, le revenu national a fortement augmenté entre-temps, mais une partie de la classe moyenne s'est tout de même appauvrie, rendant inaccessibles certains biens de consommation. En effet, en 2017-18, pour la première fois depuis les années 1970, le National Sample Survey Office a enregistré une augmentation - certes très légère - du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, passant de 21,9 % en 2011-12 à 22,8 % en 2017-18.  

L'Inde riche ne peut offrir un marché suffisamment vaste et stable pour convaincre les industriels d'investir. Près de 800 millions d'Indiens sont aujourd'hui éligibles à l'aide alimentaire, signe tangible de l'étroitesse du marché des consommateurs solvables. 

La faiblesse du pouvoir d'achat des consommateurs indiens se traduit par la baisse du taux d'épargne, qui s'établit en 2024 à 5,3 % du PIB, soit le niveau le plus bas depuis les années 1970. Dans le même temps, les ménages s'endettent davantage : les emprunts contractés en 2023 représentent 5,8 % du PIB, ce qui constitue un nouveau record depuis les années 1970.

La faiblesse de l'épargne des ménages prive les banques des ressources qu'elles pourraient utiliser pour prêter aux entreprises, qui voient ainsi leurs projets d'investissement potentiels encore plus contrariés. Mais si les banques ne prêtent pas facilement aux entreprises, c'est aussi parce que leurs bilans ont été alourdis par les Non Performing Assets, -les créances douteuses - celles détenues auprès d'entreprises qui ne peuvent pas rembourser parce qu'elles n'ont pas réussi à rentabiliser leurs investissements dans les années 2000. A cette époque, une confiance déraisonnable dans l'avenir a conduit à des investissements massifs qui n'ont pas été payés , laissant les banques très vulnérables. En conséquence, les banques étaient très réticentes à prêter aux investisseurs potentiels.

Une dernière raison pour laquelle l'industrie indienne est actuellement en difficulté est son manque de compétitivité par rapport à ses concurrents chinois. En ouvrant son marché dans le cadre de sa politique de libéralisation, l'Inde a permis aux fabricants chinois de pénétrer des secteurs entiers de son économie

La dépendance à l'industrie chinoise

En 2024, avec 118 milliards de dollars d'échanges de marchandises, la Chine redevient le premier partenaire commercial de l'Inde, supplantant les États-Unis qui l'avaient devancée pendant deux exercices. Dans le même temps, le déficit commercial de l'Inde avec la Chine s'est creusé, passant de 46 milliards de dollars en 2019-20 à 85 milliards de dollars en 2023-24. Les exportations indiennes - d'une valeur d'un peu moins de 17 milliards de dollars, soit plus faibles qu'en 2018-19 - sont principalement constituées de matières premières (dont le minerai de fer) et de pétrole raffiné, tandis que les exportations chinoises vers l'Inde, d'une valeur de plus de 101 milliards de dollars (contre 70,3 milliards de dollars en 2019), sont principalement constituées de produits manufacturés, dont des machines-outils, des ordinateurs, des produits chimiques organiques, des circuits intégrés et des matières plastiques. 

L'exemple de l'industrie du solaire et de l'industrie pharmaceutique illustrent ce déficit manufacturier et d'innovation

Alors que l'Inde produit près de la moitié de son électricité à partir du charbon, le pays mise beaucoup sur l'énergie solaire pour réaliser sa transition énergétique. Mais il ne produit pas assez de panneaux pour répondre à ses besoins, loin s'en faut. En conséquence, les deux tiers des cellules photovoltaïques et 100 % des wafers (les composants essentiels de ces cellules) sont importés. Au total, la Chine fournit à l'Inde entre 57% et 100% des composants dont elle a besoin pour ses panneaux solaires. Au premier semestre de l'année fiscale 2024, les importations indiennes de panneaux solaires chinois se sont élevées à plus de 500 millions de dollars, auxquels il faut ajouter 121 millions d'importations en provenance de Hong Kong et 455 millions d'importations en provenance du Vietnam. Par ailleurs, au cours de la même période, la Chine a vendu 500 millions de cellules photovoltaïques pour l'assemblage - tandis que la Malaisie en a vendu 264 millions à l'Inde et la Thaïlande 138 millions, des chiffres qui témoignent de la dépendance de l'Inde à l'égard de ses fournisseurs étrangers dans ce domaine. Bien que les entreprises indiennes entrent sur le marché, elles ne développent pas leur propre technologie, mais importent 70 % de leur équipement de Chine. L'Inde a de plus en plus recours à des barrières non tarifaires pour limiter les exportations chinoises, mais celles-ci risquent d'être vaines si les fabricants indiens n'acquièrent pas les technologies appropriées.

Le même problème se pose dans le secteur pharmaceutique, l'un des fleurons de l'économie indienne grâce à l'essor des médicaments génériques. Leader mondial, l'Inde représente 20% des exportations mondiales du secteur, soit plus de 25 milliards de dollars. Mais le talon d'Achille du secteur est une fois de plus le manque de R&D : non seulement les entreprises indiennes se sont souvent contentées de copier des molécules, mais elles n'ont pas non plus investi dans le développement de principes actifs. Avant la pandémie de COVID, les deux tiers des volumes de principes actifs provenaient de Chine. Le gouvernement a tenté d'encourager les industriels à innover dans ce domaine en subventionnant leur R&D à hauteur de 2 milliards de dollars. Quelques années plus tard, malgré ce stimulus gouvernemental, la situation reste largement inchangée, les intrants chinois bénéficiant d'une compétitivité imbattable.     

Dix ans après le lancement du programme "Make in India", le problème industriel de l'Inde s'est aggravé. Non seulement ce recul constitue une menace pour la souveraineté nationale du pays vis-à-vis de la Chine, mais sans un véritable processus d'industrialisation, le pays ne sera en mesure de donner du travail ni aux 10 millions de jeunes hommes et femmes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, ni à ceux qui voudraient quitter l'agriculture. 

L'enjeu est donc de taille...    

Christophe Jaffrelot         

(1)  La Nano est un cas d'école. Cette voiture conçue par l'entreprise Tata pour la classe moyenne inférieure, voire les pauvres, n'a pas trouvé d'acheteurs, les deux-roues restant leur véhicule de prédilection, à tel point que l'usine qui la fabriquait depuis 2010 a cessé sa production en 2018.

Christophe Jaffrelot est  politiste, directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS, Paris, professeur de politique et de sociologie indiennes au King's India Institute, Londres, et chercheur non résident au Carnegie Endowment for International Peace.