L’Inde est-elle au centre des affaires mondiales ou prise en tenaille?
par Christophe Jaffrelot
Cet article original a été publié en anglais en octobre 2023 dans l'Indian Express .
Dans son dernier livre, The India Way, le Dr. Jaishankar S., actuel Ministre des affaires étrangères indien écrit : "Il est temps pour nous d’impliquer l'Amérique, de gérer la Chine, de développer des relations avec l'Europe, de rassurer la Russie, de mettre le Japon dans notre jeu, d'attirer nos voisins, d’élargir le voisinage et d’étendre nos zones traditionnelles d’influence ".
Cette stratégie, qui visait à maximiser l'intérêt national de l'Inde sur un mode realpolitik, serait beaucoup plus facile à mettre en œuvre si le monde restait multipolaire. Mais les récents sommets des BRICS et du G 20 donnent à penser le contraire. Ils constituent même une séquence qui pourrait inaugurer une nouvelle ère de bipolarisation du monde.
À Johannesburg, Pékin a tordu le bras de l'Inde et du Brésil en intégrant six nouveaux membres dans les BRICS, diluant ainsi l'influence des deux pays. La Chine avait déjà opéré d’une manière similaire au début des années 2010 lorsqu'elle avait réussi à faire entrer l'Afrique du Sud dans ce qui était alors les BRIC. De cette manière, Pékin avait rendu redondant le forum de l’IBSA (1) qui regroupait l'Inde, le Brésil et l'Afrique du Sud : pourquoi ces trois pays - qui avaient créé l’IBSA pour représenter les trois plus grandes démocraties des trois plus grands continents - devraient-ils continuer à se réunir séparément , alors qu'ils faisaient ainsi tous partie du même groupe ? Dix ans après le dernier sommet de l’IBSA en 2012, l'Inde – qui devait organiser celui de 2013 - et le Brésil ont perdu un instrument qui aurait pu les aider à s'exprimer au nom du Sud.
Le Sud Global est précisément ce que la nouvelle formule "BRICS plus" prétend incarner - et la Chine en est son chef de file. Au-delà, les BRICS élargis peuvent devenir le creuset d'une coalition plus large destinée à offrir des alternatives aux architectures diplomatiques multilatérales existantes. Le fait que Xi Jiping ait boudé le sommet du G 20 à New Delhi s’inscrit dans cette logique. Certes, plusieurs pays appartiennent aux deux - BRICS Plus et G 20 -, mais les deux dirigeants les plus importants du premier, Poutine et Xi Jiping n'ont pas pris part au second, comme si le groupe dans lequel ils ont le plus investi n'était pas celui-là, mais celui qui avait été élargi quelques semaines auparavant. Les signes d'une bipolarisation croissante de la scène internationale sont naturellement renforcés par le rapprochement entre Moscou et la Chine.
Dans quelle mesure le plurilatéralisme de l'Inde - pour utiliser le mot de Jaishankar - est-il compatible avec cette nouvelle dynamique ?
Dans son ouvrage, le Ministre des Affaires Etrangères Indien envisageait volontiers une coopération de type "Chindia" – un terme qu’on retrouve dans le titre du livre d’un ancien ministre du Congrès, Jairam Ramesh - définie comme « La capacité de l'Inde et de la Chine à travailler ensemble pourrait faire du XXIème siècle le siècle asiatique » . Et Jaishankar de considérer que l'Inde pourrait être au centre des affaires internationales en participant à des groupements dirigés par la Chine et à d’autres dirigés par les États-Unis : "Si l'Inde a contribué à la relance du Quad (2), elle est également membre de l'Organisation de Coopération de Shanghai (3). Une coopération trilatérale de longue date avec la Russie et la Chine cohabite maintenant avec une coopération trilatérale impliquant les États-Unis et le Japon ».
Une telle situation d’équilibre est-elle tenable si la Chine n'accorde pas le respect qui lui est dû à l'Inde dans ces coopérations multilatérales tels que les BRICS et l'OCS et si elle continue de montrer ses muscles dans l'Himalaya, une stratégie qui a connu son apogée avec l'attaque de 2020 entraînant la mort de 20 soldats indiens et qui se traduit encore aujourd’hui par l'occupation de territoires revendiqués par l'Inde - et si enfin Pékin continue d’exercer une influence sans précédent - avec des implications militaires potentielles - dans des pays du voisinage immédiat de l'Inde comme le Sri Lanka et le Népal.
Dans ce contexte, l'Inde devra peut-être prendre parti et se rapprocher de l'Occident. Cette tendance est déjà évidente depuis un certain temps, comme en témoigne le rôle de l'Inde dans le Quad, de la création de dialogues trilatéraux comme celui réunissant l’Inde, la France et les Emirats Arabes Unis ou l’Inde, la France et l’Australie, ainsi que de nombreuses manœuvres menées conjointement entre la marine indienne et plusieurs puissances occidentales.
En marge de la réunion du G 20, ce rapprochement s'est manifesté dans l'annonce d'un projet de corridor de transport pour relier l'Inde à l'Europe via l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Jordanie et Israël. Ce projet,– si la relation israélo-saoudienne survit au conflit ouvert entre Israël et le Hamas - devrait stimuler le commerce, favoriser l’accès de l’Inde à des ressources énergétiques et améliorer la connectivité numérique. Or il s’agit d’un prolongement du plan qui avait déjà été annoncé lors de la réunion du G 7 2021 sous le nom de "Build Back Better World" (B3W). Il devrait également bénéficier du projet de l'Union Européenne connu sous le titre de « Golden Gateways ». Ces deux initiatives d’origine occidentale sont clairement des réponses à l'initiative chinoise de la « Chinese Belt and Road Initiative (4) » que l'Inde a refusé de rejoindre. En faisant partie de ce nouveau projet qui rapproche l’Inde de l’Europe via le Golfe Arabo-Persique, New Delhi se rapproche de l'Ouest – un mouvement illustré par la condamnation de la guerre ouverte menée par le Hamas en Israël en octobre 2023.
Mais jusqu'où l'Inde peut-elle aller dans cette direction ?
Premièrement, malgré ses efforts de diversification, l’Inde reste extrêmement dépendante de la Russie pour ses actifs stratégiques concernant ses sources d'énergie et encore plus ses armes. Le fait que l'Inde n'ait pas réussi à développer une véritable industrie de la défense est une faiblesse - ce qui contraste fortement avec la qualité de ses réalisations en termes de technologie spatiale, y compris pour les missiles balistiques, et bien que l'Inde soit partenaire de la Russie dans la société BrahMos (5).
Deuxièmement, l'Inde est de plus en plus dépendante de la Chine en termes commerciaux. Si l'Inde exporte des matières premières (y compris le minerai de fer et l'aluminium brut) ainsi que de l'huile raffinée et du poisson en grande quantité vers la Chine, elle importe de ce pays principalement des produits manufacturés tels que des produits électroniques, des composantes des télécom, des machines-outils, des produits de chimie organique, des plastiques, des engrais, des appareils médicaux et même de l'acier. Compte tenu du volume de ces importations et de leur forte valeur ajoutée, le déficit commercial de l'Inde par rapport à la Chine est passé de 64 milliards de dollars en 2021 à 87,5 milliards de dollars en 2022. Bien que ce déficit soit un problème en soi, il est également le symptôme d'une dépendance critique. Certains secteurs clés de l'économie indienne, y compris le secteur pharmaceutique, ne seraient ainsi pas en mesure d'exporter (les produits génériques par exemple) autant qu'aujourd'hui sans la chaîne d'approvisionnement chinoise.
Certes, après l'incident de 2020, l'Inde a décidé d'examiner de près les investissements chinois sur son sol. Mais en juillet, le sous-ministre des Technologies de l'information, Rajeev Chandrasekhar, a déclaré au Financial Times que son pays était "ouvert à tous les investissements, y compris les Chinois".
L'Inde est-elle au centre des affaires internationales ou coincée au milieu en raison de sa dépendance à l'égard de nombreux acteurs appartenant aux deux camps qui se cristallisent ?
L'avenir nous le dira.
Christophe Jaffrelot
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1 Le forum de dialogue IBSA (Inde, Brésil et Afrique du Sud), surnommé G3, est une plate-forme de discussion trilatérale formalisée par la déclaration de Brasilia du 6 juin 2003. Ces trois pays ont pour objectif de renforcer la coopération Sud-Sud, notamment en amont des négociations économiques et commerciales internationales.
2 Quad : Alliance des États-Unis, du Japon, de l’Australie et de l’Inde avec l’objectif de resserrer les rangs face à la Chine.
3 L'Organisation de Coopération de Shanghai: Une organisation diplomatique qui regroupe les pays d’Asie y compris la Russie et qui vise à déplacer le centre de gravité économique, politique, militaire vers la zone eurasiatique, pour y développer une mondialisation parallèle.
4 The Belt and Road Initiative est une stratégie de développement initiée par Xi Jinping en 2013 afin d’investir dans plus de 150 pays et organisations internationales
5 Brahmos est une société créée entre la Russie et l’Inde pour développer un missile de croisière supersonique pouvant être lancé à partir d'un sous-marin, d'un bâtiment de surface, d'un avion ou d'une base militaire.