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Inde: le journalisme en danger 


L’Inde a chuté cette année à la 161e place, sur 180 pays, dans le classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse dans le monde. Un recul exceptionnel de 13 positions qui place la démocratie la plus peuplée du monde derrière des dictatures comme l’Afghanistan (152e). Analyse et explication de ce résultat inquiétant.    


par Sébastien Farcis

Pour les journalistes qui travaillent en Inde, l’année 2023 a commencé de manière terrifiante: le 14 février dernier, les autorités fiscales indiennes réalisent une perquisition surprise dans les locaux de la BBC à New Delhi et Bombay, où les agents vont passer trois jours et trois nuits à éplucher les comptes. La filiale indienne du média britannique est accusée d’évasion fiscale et d’infractions  à certaines règles sur les devises étrangères, mais l’action semble éminemment politique: elle arrive un mois seulement après la sortie, au Royaume-Uni, d’un documentaire de la BBC qui critique la politique du premier ministre Narendra Modi envers la minorité musulmane, dont la diffusion sur internet a été bloquée en Inde par le gouvernement au nom de la sécurité nationale, et les projections publiques réprimées. Certains membres du parti au pouvoir nationaliste hindou du BJP se réjouissent donc immédiatement de la répression de ce média, jugeant que sa couverture est « superficielle et venimeuse ». La chasse aux médias critiques est officiellement ouverte. 


L’intimidation des médias 

L’utilisation des différentes agences fiscales, de répression du blanchiment d’argent (Enforcement directorate) ou de la police fédérale (Central Bureau of Investigation) contre les médias est devenue de plus en plus courante ces dernières années en Inde, devenant même une marque de fabrique du gouvernement de Narendra Modi pour anticiper ou réprimer toute critique. Pendant la deuxième et très meurtrière vague de contamination au COVID-19, à l’été 2020, le plus grand groupe de journaux régionaux du pays en hindi, Dainik Bhaskar, a ainsi révélé, par de nombreuses enquêtes de terrain, que le nombre de décès survenus pendant cette période de pandémie était bien plus élevée que les chiffres rapportés par les autorités, indiquant une sous-évaluation complice des morts du COVID. Un an après, ce groupe subit une descente des autorités fiscales, qui affirment enquêter sur d’importantes évasions fiscales. Là encore, le message envoyé est évident: il y a un coût élevé à défier le gouvernement.  


« La forme des attaques contre les médias a changé, explique Geeta Seshu, co-fondatrice de Free Speech Collective en Inde, pour qui la chute du pays dans le classement de Reporters sans frontières (RSF) n’est pas une surprise. Avant, ils poursuivaient les journalistes. Maintenant ils attaquent directement les médias, en essayant de remettre en cause toute l’économie de ces groupes par des enquêtes financières ». La censure n’en est que plus efficace, comme l’a constaté ce journaliste indépendant spécialiste de la politique de l’Uttar Pradesh : « une chaine de télévision m’a demandé d’écrire dix chroniques par mois sur la politique locale, mais il y avait une condition: je n’avais pas le droit de critiquer le parti du BJP { au pouvoir dans la région et au niveau fédéral, ndlr}, car les directeurs avaient trop peur d’une enquête fiscale. Comment est-ce que je peux faire un travail équilibré dans ces conditions ? », demande-t-il.    

Il n’est donc pas étonnant que, dans le classement de RSF, c’est l’indicateur politique qui a le plus chuté : il est passé de la 145e à la 169e place en un an. Ceci prouve qu’un système peut être considéré comme démocratique, car ses élus sont renouvelés régulièrement par des élections libres, alors que ces mêmes autorités violent les règles de la liberté d’expression. Le gouvernement fédéral prévoit, par exemple, de mettre en place une cellule de contrôle des fausses informations - qui serait dirigée par une agence gouvernementale, et qui aurait le pouvoir d’ordonner le retrait d’articles de l’Internet et des réseaux sociaux. Ce qui fait craindre une large censure de la Toile. 

 

Quatre journalistes du Cachemire en prison pour terrorisme

La sécurité des journalistes est encore plus préoccupante, et l’indice « sécurité » du classement est tombé à la 172e place mondiale cette année (-9 places). Un journaliste local, Shashikant Warishe, a été tué en février à cause de ses enquêtes sur l’acquisition potentiellement frauduleuse de terres pour la construction d’une raffinerie. Douze autres journalistes sont poursuivis ou en détention pour des faits liés à leur métier. Plus de la moitié sont originaires du Cachemire, une région à majorité musulmane gouvernée d’une main de fer par le gouvernement fédéral depuis l’abrogation de son autonomie en août 2019, et où la presse est sous une pression extrême. Quatre journalistes du Cachemire sont ainsi en prison, tous accusés de soutien au terrorisme à cause d’une photo ou d’un article sur les mouvements indépendantistes, ce qui rend leur libération très difficile. 

Cela s’ajoute aux campagnes de harcèlement en ligne, particulièrement violentes envers les femmes journalistes, et qui sont souvent orchestrées par les organisations hindouistes proches du pouvoir. 

Ces crimes ne sont pas toujours punis, et quand ils le sont, les condamnés jouissent parfois de soutiens politiques. C’est le cas du « gourou » Gurmeet Ram Rahim Singh, condamné en 2019 à la prison à vie pour le meurtre d’un journaliste, mais qui sort régulièrement pour organiser des rassemblements pendant lesquels il est adoubé par des politiciens.    


Le gouvernement indien rejette ce classement

Depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014, l’inde a donc chuté de 21 places dans le classement de RSF. Comme pour la plupart des rapports émis par des organisations occidentales, son gouvernement rejette ce classement annuel, du fait de son « très petit échantillon, du poids très limité accordé aux fondamentaux de la démocratie, et de l’adoption d’une méthodologie questionnable et non-transparente », selon les mots du ministre de l’Information, Anurag Thakur. Le centre de recherche public Niti Ayog a soutenu en 2020 que les réponses de RSF « étaient fournies par 18 ONG spécialisées dans la liberté d’expression, dont beaucoup étaient financées par RSF, et par un réseau de 150 correspondants, chercheurs, juristes et militants des droits de l’homme ». Et qu’il n’y aurait qu’une seule personne qui jugerait chaque pays, accroissant les risques de biais. 

Ces affirmations sont toutefois démenties par RSF, qui explique qu’il n’y a pas d’ONG impliquées dans le processus, mais seulement des chercheurs et spécialistes du secteur. Et que 1800 personnes répondent à ces questions, pas 150. Soit environ 10 par pays.    


Sébastien Farcis est correspondant de Radio France Internationale en Inde et Asie du Sud 

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