Dr Ambedkar et la récupération politique
Dr Ambedkar
VD Savarkar
Décembre 2024
Morceaux d'histoire...
Adaptation française d'un article de Christophe Jaffrelot paru en anglais
Le Dr Ambedkar grand défenseur des Intouchables - les Dalits- est sans doute aujourd'hui l'une des personnalités indiennes les plus citées dans l'espace public : tous les hommes politiques se réclament de lui, quel que soit leur parti. Il s'agit dans bien des cas de tentatives de récupération, qui témoignent du prestige de l'homme.
Il y a quelques jours, le Premier ministre Narendra Modi a écrit dans l'un de ses messages X : "Si le Congrès et son écosystème pourri pensent que leurs mensonges malveillants peuvent occulter leurs méfaits qui ont duré plusieurs années, en particulier leurs insultes à l'égard de B.R. Ambedkar, ils se trompent lourdement".
Ce post laissait entendre que le mouvement nationaliste hindou - dont la figure de proue aujourd'hui n'est autre que le Premier Ministre lui-même - avait soutenu Ambedkar plus que ne l'avait fait le Congrès.
Le politiste Christophe Jaffrelot reprend l'histoire à témoin et les faits pour battre en brèche cette version .
L'histoire montre que les nationalistes hindous n'étaient certainement pas plus favorables que le Congrès à Ambedkar : Les nationalistes hindous ont attaqué Ambedkar à plusieurs reprises en réponse à ses tentatives d'émancipation des Dalits dans le système des castes
En fait, les nationalistes hindous ont attaqué Ambedkar à plusieurs reprises en réponse à ses tentatives d'émancipation des Dalits dans le système des castes qui, selon lui, était inhérent à l'hindouisme.
Le Congrès et les leaders de l'Hindutva contre B.R. Ambedkar
En 1932, les nationalistes hindous n'ont pas traîné derrière le Congrès pour combattre le "Communal Award" par lequel le gouvernement britannique avait accordé un statut d"électorat séparé" aux castes répertoriées (Scheduled castes - les Dalits ) . En fait, ils sont allés plus loin que le Mahatma Gandhi, qui a forcé le Dr Ambedkar à renoncer à "l'électorat séparé "en jeûnant jusqu'à la mort, lui faisant subir une pression énorme.
Non seulement Madan Mohan Malaviya, l'un des principaux dirigeants de l'Inde du Nord, a pris la tête des opposants au Dr Ambedkar lors des négociations qui ont abouti au remplacement du statut de " l'électorat séparé "pour les castes répertoriées ( Scheduled Castes - les Intouchables) par des sièges réservés,. Cependant un autre dirigeant clé du Maharashtra, B.S. Moonje, a promu une alternative au Communal Award afin d'isoler le Dr Ambedkar dès 1931.
Moonje, un ophtalmologue de Nagpur, était une figure importante du mouvement Hindutva, non seulement dans les provinces centrales mais aussi au niveau national. Personnalité influente de l'Hindu Mahasabha, il a été le mentor de K. B. Hedgewar, le fondateur du RSS - Rashtriya Swayamsevak Sangh , le Corps des volontaires nationaux , organisation paramilitaire propagatrice de l'idéologie hindutva.
Lors de la conférence de 1931 - avant laquelle il s'était rendu à Rome pour rencontrer Benito Mussolini - Moonje a tenté de contrer le leadership d'Ambedkar sur les communautés des Castes répertoriées ( Intouchables) àen se rangeant du côté d'un autre Dalit Maharashtrien, G.A. Gavai, qui a été nommé au comité de travail de l'Hindu Mahasabha.
En outre, Moonje a utilisé Gavai comme intermédiaire pour entrer en contact avec M.C. Rajah, qui représentait les intouchables au Conseil législatif impérial depuis 1927. Rajah a déclaré qu'un système d'électorat séparé couperait les communautés des Intouchables du reste de la société - un des arguments du Mahatma Gandhi.
En mars 1932, Moonje et Rajah signent un pacte selon lequel des sièges réservés devraient être préférés à un électorat séparé - ce qui, encore une fois, était ce que le Mahatma Gandhi demandait, et qu'il a finalement obtenu.
L'opposition de l'Hindu Mahasabha au Dr Ambedkar
L'Hindu Mahasabha fut un parti politique veillant en particulier à renforcer et privilégier les intérêts des Hindous "orthodoxes"
Outre l'épisode du Communal Award - où les nationalistes hindous n'étaient certainement pas plus favorables à Ambedkar que le Congrès - la question de la conversion a été une pomme de discorde majeure pendant plus de deux décennies entre 1935 et 1956.
En octobre 1935, lors d'une réunion de l'Association des classes déprimées à Yeola, Ambedkar a déclaré : "Malheureusement pour moi, je suis né intouchable hindou. Il n'était pas en mon pouvoir d'empêcher cela, mais je déclare qu'il est en mon pouvoir de refuser de vivre dans des conditions ignobles et humiliantes. Je vous assure solennellement que je ne mourrai pas en tant qu'Hindou".
Moins de quinze jours après la réunion de Yeola, une délégation de l'Hindu Mahasabha de Bombay rencontre Ambedkar, en vain, pour le dissuader de quitter l'hindouisme. L'Hindu Mahasabha convoque alors une session extraordinaire à Bombay le 29 octobre 1935, à laquelle participent 1 000 délégués sous la présidence de son fondateur Madan Mohan Malaviya.
N. C. Kelkar, l'une des figures de proue du mouvement nationaliste hindou du Maharashtra, s'insurge contre l'ingratitude d'Ambedkar à l'égard de Gandhi qui, selon lui, s'est préoccupé du problème des intouchables dès 1932.
Là encore, les nationalistes hindous n'étaient pas plus proches d'Ambedkar que du Congrès. Au contraire, les nationalistes se ralliaient au Mahatma Gandhi. Kelkar a développé le même thème en décembre, lors de la session annuelle de l'Hindu Mahasabha. Le Mahasabha avait alors coopté des dirigeants dalits pour isoler le Dr Ambedkar, notamment Jagjivan Ram, qui allait devenir le principal représentant des communautés SC au sein du parti du Congrès.
Le rapprochement d'Ambedkar avec le Congrès
Si le mouvement nationaliste hindou et le Congrès étaient plus ou moins d'accord contre le Dr Ambedkar dans les années 1930, les choses changent dans les années 1940. En 1946, Ambedkar - qui avait perdu son siège parlementaire, situé au Bengale oriental, à cause de la Partition - est élu à l'Assemblée constituante avec le soutien du Congrès, dont le président de cette assemblée, Rajendra Prasad.
En 1947, Ambedkar rejoint le gouvernement Nehru grâce au Mahatma Gandhi. Il est alors nommé à la tête du comité de rédaction de la Constitution indienne avec le soutien total du Congrès.
Alors qu'Arun Shourie, dans son livre Worshipping False Gods, écrit un an avant qu'il ne rejoigne le gouvernement Vajpayee, affirmait qu'Ambedkar n'était pas vraiment responsable de l'élaboration de la Constitution indienne, les dirigeants du Congrès de l'époque - y compris Rajendra Prasad et Nehru, mais pas Vallabhbhai Patel, le dirigeant du Congrès préféré de Narendra Modi - ont soutenu Ambedkar dans sa tâche d'élaboration de la Constitution indienne. Ils l'ont laissé faire seul dans une large mesure et ont reconnu sa remarquable réussite à ce titre.
En novembre 1948, T.T. Krishnamachari - qui devait rejoindre le gouvernement de Nehru quatre ans plus tard - déclarait : "Le fardeau de la rédaction de cette Constitution a incombé au Dr Ambedkar et je ne doute pas que nous lui soyons reconnaissants d'avoir accompli cette tâche d'une manière qui est sans aucun doute louable".
Rajendra Prasad lui-même n'a pas tari d'éloges. "Assis à la présidence et observant les débats au jour le jour, j'ai réalisé, comme personne d'autre n'aurait pu le faire, avec quel zèle et quel dévouement les membres du Comité de rédaction, et en particulier son président, le Dr Ambedkar, ont travaillé malgré son état de santé précaire. Nous n'aurions jamais pu prendre une décision qui ait été ou puisse être aussi juste que lorsque nous l'avons nommé membre du Comité de rédaction et qu'il en est devenu le président. Non seulement il a justifié sa sélection, mais il a ajouté de l'éclat au travail qu'il a accompli".
Certes, les relations entre le Dr Ambedkar et le Congrès se sont détériorées au début des années 1950, lorsque les dirigeants les plus conservateurs du parti, dont Prasad, ont refusé de soutenir le projet de loi sur le code hindou qui lui était si cher, mais le parti au pouvoir est certainement responsable d'avoir permis à Ambedkar d'acquérir le statut d'un véritable homme d'État entre 1947 et 1951. En outre, Nehru a finalement soutenu le projet de loi sur le code hindou qui est devenu une loi.
En revanche, Syama Prasad Mukherjee, président du Jana Sangh, un parti nouvellement formé et soutenu par le RSS, a dénoncé le projet de loi d'Ambedkar sur le code hindou. Pour les nationalistes hindous, accorder davantage de droits aux femmes constituerait une menace pour la forme traditionnelle du mariage et de la famille et, par conséquent, saperait la stabilité de la société.
Mais les tensions entre les nationalistes hindous et le Dr Ambedkar se sont intensifiées et ont atteint un point de rupture quelques années plus tard, en raison de la question de la conversion qui n'avait jamais été une telle pomme de discorde pour le Congrès, et pour Nehru en particulier.
Savarkar (1) , le leader et idéologue nationaliste contre le Dr Ambedkar en 1956
Après la conversion d'Ambedkar au bouddhisme à Nagpur le 14 octobre 1956, avec des milliers de ses partisans, V.D. Savarkar - qui avait été président de l'Hindu Mahasabha entre 1937 et 1942 - écrivit un long article dans le numéro spécial Deepavali (daté du 30 octobre 1956) de Kesri, le journal marathi que B.G. Tilak - le mentor de Moonje - avait fondé en 1881.
Au lieu de prétendre, comme Modi, que le Congrès s'est opposé à Ambedkar, Savarkar - qui est toujours la figure tutélaire du mouvement Hindutva en général et du Premier ministre en particulier - a écrit que "le Premier ministre Nehru et d'autres financent directement ou indirectement un soutien actif à la campagne de propagation du bouddhisme" qui s'est concrétisée par la conversion de masse d'octobre 1956.
Plus important encore, Savarkar a soutenu - de la manière la plus irrespectueuse qui soit - que, quoi qu'il arrive, la conversion au bouddhisme ne changerait rien pour les partisans d'Ambedkar :
"Ambedkar a déclaré haut et fort qu'il chasserait le Dharm hindou de Bharat et qu'il établirait le bouddhisme comme la plus grande de toutes les religions. Il a beau crier fort, cela ne sert à rien. Bouddha lui-même a prêché pendant 40 ans, mais Sanatan est resté, il n'a pas pu le déraciner", a écrit Savarkar.
S'attaquant à la "sagesse immature et à la pure erreur d'orientation" d'Ambedkar, Savarkar explique sa position en détail - et de manière plutôt illogique, voire contradictoire. D'une part, il a insisté sur le fait qu'"aujourd'hui, l'intouchabilité est littéralement morte dans la majeure partie de l'Inde" parce que "dans les villes, le castéisme inné a été éradiqué et la chaîne du rotibandi (le fait d'avoir de la nourriture sur une seule table) a également été brisée". D'autre part, il a affirmé que les Dalits ne verraient aucune amélioration de leur condition après s'être convertis au bouddhisme :
"Ces millions [sic], en particulier nos frères Mahar, qui ont été initiés au bouddhisme à Nagpur, lorsque le faste de la cérémonie sera terminé, lorsqu'ils retourneront dans leurs villages et s'installeront dans leurs huttes de dix par dix, cinq par cinq, ils constateront que l'excitation momentanée de la cérémonie est retombée et que le simple fait d'être devenus bouddhistes n'a pas mis fin à leur intouchabilité".
Savarkar répète cette idée à plusieurs reprises dans son article : Il est improbable que nos frères Mahar "intouchables" qui sont devenus bouddhistes à Nagpur aujourd'hui soient considérés comme "touchables" simplement parce qu'ils sont devenus bouddhistes lorsqu'ils reviendront de nos villages".
Pour lui, les nouveaux bouddhistes n'échapperont pas si facilement au système des castes, principalement parce que le bouddhisme fait partie de l'hindouisme. Si cette idée se retrouve dans la vision traditionnelle de Bouddha comme avatar de Vishnu, Savarkar la reformule dans une perspective différente car il ne parle pas vraiment de l'hindouisme, mais de l'hindutva.
Pour lui, idéologue pionnier du nationalisme hindou, les hindous ne sont pas une communauté de croyants, mais un peuple défini par le sang qui coule dans ses veines et le territoire auquel il appartient. Les bouddhistes sont des parties et des parcelles de cette nation parce qu'ils sont les descendants des mêmes pères védiques que les hindous - présentés comme "une race" dans l'Hindutva, qui est hindou - et qu'ils sont enracinés dans la même terre sacrée.
En effet, Savarkar insiste sur le fait que, contrairement au christianisme et à l'islam, qui ne sont pas nés en Inde, le bouddhisme est assimilé à l'hindouisme - comme le jaïnisme et le sikhisme - dans la Constitution indienne.
En d'autres termes, pour Savarkar, Ambedkar pensait échapper à l'hindouisme en se convertissant au bouddhisme, mais il était condamné à rester prisonnier de l'hindutva. Il est très utile ici de le citer longuement pour comprendre son argumentation et saisir son ton sarcastique - que Modi utilise lui aussi aujourd'hui.
Extrait de l'article de Savarkar
"Ambedkar n'a cessé de répéter au cours des 20 à 25 dernières années que même si j'étais né dans l'hindouisme, je n'avais pas d'autre choix que de m'engager dans la voie de la démocratie. Mais je le promets. Je ne mourrai pas dans l'hindouisme. Même après avoir été initié au bouddhisme lors d'une cérémonie organisée à Nagpur, brûlant de la haine des hindous, le Dr Ambedkar n'a pas hésité à dénoncer une fois de plus l'hindouisme et à répéter la promesse non tenue ci-dessus, à savoir qu'il ne mourrait pas en tant qu'hindou.
Mais il se trouve maintenant dans un tel dilemme que s'il ne saute pas à nouveau vers une autre religion et ne passe pas le reste de sa vie dans le bouddhisme, il mourra en tant qu'hindou ! Parce que le saut qu'il a fait pour sortir de la zone de l'Hindutva a échoué et qu'il a été piégé et est retombé dans les limites de l'Hindutva. La frontière de l'hindouisme, acceptée aujourd'hui par feu Lala Lajpatrai, Swami Shraddhanand, Ramanand Chatterjee, Bhai Parmanand Prabhri et d'autres Dhurandhars hindous, qui a été incluse dans la Constitution de l'ensemble du système hindou comme le Hindu Mahasabha au cours des 20 dernières années et qui est aussi historiquement vraie qu'elle l'est en mesurant strictement les faits réels, est possible à la fois à partir des extrêmes et des extrêmes. La définition unique qui distingue Ambedkar est que celui dont la patrie et la terre sainte est le Bharatkhand est un hindou !
Si Ambedkar avait été un gentleman né en dehors du sous-continent indien et était devenu bouddhiste, il aurait pu trouver une petite faille dans cette définition de l'hindouisme et comment il en est sorti. Mais Ambedkar et tous ses disciples mahars qui sont devenus bouddhistes à Nagpur sont maintenant des bouddhistes indiens. C'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas nier que l'Inde Asidhusindhu est leur patrie, la patrie où des générations de leurs ancêtres millénaires traditionnels ont vécu.
De même, personne ne peut nier que le fondateur du bouddhisme, Gautama Buddha, a fait du Bharat Khand son janmabhumi (lieu de naissance) et son karmabhumi (terre de son travail). C'est pourquoi, qu'il soit un Hinayana, un Mahayani ou un Vajrayani, les bouddhistes considèrent le Bharat Khand comme leur terre sacrée.
Bien sûr, jusqu'à ce qu'Ambedkar soit un bouddhiste indien, et que sa patrie et sa terre sainte soit inévitablement l'Inde Asidhusindhu, il sera inévitablement inclus dans la zone frontalière de l'hindouisme. Tant qu'Ambedkar est bouddhiste, il ne lui est pas possible de transgresser cette frontière. Que Dieu lui donne une longue vie ! Mais nous sommes tous mortels. C'est pourquoi, lorsque la mort d'Ambedkar arrivera, il est un Baudh, et il devra mourir en tant qu'hindou.
Sa promesse que je ne mourrai pas en tant qu'hindou sera en fin de compte une promesse manquée ! Ce qui a changé à cause de son adoption du bouddhisme, c'est qu'ils ont abandonné la secte védique de l'hindouisme et accepté le bouddhisme comme une religion, s'ils veulent l'appeler une religion, qui est une secte non védique à l'intérieur du cercle de l'hindouisme.
Votre saut transgressif est tombé dans les limites de l'hindouisme, docteur. Il ne fait aucun doute qu'Ambedkar le sait également au fond de lui. C'est pourquoi Ambedkar a inséré des phrases qui ne figuraient pas dans la cérémonie d'initiation du bouddhisme traditionnel lors de la cérémonie d'initiation à Nagpur et a répété à plusieurs reprises : "Je renonce à l'hindouisme, je ne crois pas en Vishnou, Bouddha n'est pas une incarnation de Vishnou". Même si un enfant têtu rejette les parents dont il est né dans un accès de frustration, en disant qu'ils ne sont pas ses parents, il lui est impossible de changer de parents. Ambedkar avait l'habitude de dire "Je ne suis pas hindou, je ne suis pas hindou" dans un accès de haine hindoue, il restera hindou, puisque sa religion a des racines indiennes, il est impossible de briser le lien de l'hindouisme".
Les bouddhistes comme anti-nationaux : le "coin sombre" de l'esprit du Dr Ambedkar selon Savarkar
Si Savarkar minimise l'impact de la conversion d'Ambedkar au bouddhisme, il invite ses disciples à ne pas sous-estimer son potentiel de perturbation.
Dans le passé, dit-il, cette religion a sapé l'unité indienne et l'intégrité nationale du pays parce que les bouddhistes se sont alliés aux envahisseurs. Pour lui, en 1956, le vrai danger vient des motivations destructrices qu'il attribue au Dr Ambedkar : "Ambedkar ne s'est pas converti uniquement parce qu'il a développé une profonde dévotion pour le bouddhisme. Une autre ambition politique de l'Hindu rashtra ghatak est cachée dans un coin sombre de son esprit. S'il parvient à augmenter le nombre de bouddhistes en Inde, sous l'égide de son propre peethacharya, il pourra alors établir un État bouddhiste indépendant, un Nagrajya indépendant, en s'associant à un groupe d'autres tendances séparatistes comme celle du Jharkhand."
Pourquoi cette suspicion ? Parce que, selon Savarkar, les bouddhistes ont déjà été anti-nationaux par le passé :
"L'histoire de l'ère bouddhiste qu'il [le Dr Ambedkar] a rouverte devrait être relue une fois de plus : depuis les invasions étrangères des Yavanas, des Shakas, des Kushans et des Hunas jusqu'à l'invasion des musulmans [...] les bouddhistes indiens ont joint leurs mains à celles de ces peuples étrangers. La trahison de l'État hindou a été commise pour établir des États mleccha au Bharat".
L'idée que le bouddhisme a scellé le destin de la souveraineté de l'Inde n'est pas nouvelle. On la trouve déjà dans l'autobiographie de Bhai Parmanand, le leader de l'Arya Samaj qui a structuré le Hindu Mahasabha au Pendjab et dont le fils, Bhai Mahavir, est devenu l'un des principaux dirigeants du Jan Sangh.
En résumé, si Savarkar n'apprécie pas le potentiel émancipateur de la conversion du Dr Ambedkar au bouddhisme - pour lui, cela ne changera rien en termes sociaux pour les Intouchables - il dénonce le risque politique inhérent à l'orientation soi-disant anti-nationale des bouddhistes d'hier et d'Ambedkar aujourd'hui.
Pour contrer l'influence du premier leader dalit indien, Savarkar, de manière intéressante, s'est empressé de promouvoir des leaders castes répertoriés alternatifs, notamment Jagjivan Ram, l'étoile montante du parti du Congrès, dont il souligne le potentiel dans son article sans mentionner le parti auquel il appartenait - et qu'il allait présider dans les années 1960.
Si, au lieu de réécrire l'histoire de manière révisionniste, les dirigeants actuels du Bharatiya Janata Party (BJP) avaient lu la prose du père fondateur du mouvement nationaliste hindou, ils auraient compris que Savarkar - comme d'autres, dont Kelkar et Malaviya - n'étaient pas moins contre Ambedkar que les dirigeants du Congrès dans les années 1930-40, loin de là ! Mais les choses ont changé après l'indépendance : ils ont continué à lutter contre le Dr Ambedkar en raison de sa révolte contre le système des castes dans les années 1940 et 1950, alors qu'au contraire, ce dernier a été aux côtés du Congrès à de nombreuses reprises au cours de ces deux décennies.
Parfois, la vérification des faits est utile.
Christophe Jaffrelot
(1) Savarkar :
Dans les années 1920, Vinayak Damodar Savarkar définit les hindous à partir de leur religion, leur langue (le hindi), leur territoire (une terre sacrée s'étendant sous l'arc de l'Himalaya) et leur autochtonie remontant à l'aube de la civilisation. Par contraste, les musulmans (14 % de la population aujourd'hui) et les chrétiens (2 %) étaient présentés comme des pièces rapportées, voire des envahisseurs.
Ch. Jaffrelot L'Histoire