LES ENTRETIENS AVEC DES AMIS DE L'INDE

Rencontre de Naïke Desquesnes

Naïke Desquesnes, journaliste et éditrice. Elle a enquêté en Inde à plusieurs reprises (Courrier International, Revue Z, XXI, Le Monde Diplomatique...), a coordonné l'édition et réalisé la préface de l'ouvrage d'Alpa Shah, Le livre de la jungle insurgée. Editions de la Dernière lettre ( https://ladernierelettre.fr/)

Les Forums France Inde : Dans quelles conditions avez vous été amenée à traiter les sujets sur lesquels vous avez enquêté ?


J’ai été étudiante à 20 ans sur un campus très politisé à Delhi et j’ai découvert les mouvements sociaux et que l’Inde n’était pas uniquement celle de Gandhi. Ces mouvements contre les inégalités essayaient de lancer des mots d’ordre notamment sur les femmes et les Intouchables . Après Sciences Po, j’ai été trois ans journaliste à Courrier International et chargée de l’Asie du Sud et j’ai continué à m’occuper de questions sociales. Je suis ainsi partie enquêter en 2011 et ai fait des articles dans Le Monde Diplomatique puis je suis allée rencontrer des groupes de musiciens engagés à Bombay, Pune, Nagpur pour écrire un long reportage pour la Revue XXI, une revue française de journalisme de récit.

"Mon parcours universitaire à Delhi m’a vraiment révélé ce qu’était vraiment l’Inde. parfois violemment."


Avec ces exemples d’enquête, oui mon intérêt est né de mon parcours universitaire à Delhi qui m’a vraiment révélé, parfois violemment , ce qu’était vraiment l’Inde.

Plonger ainsi dans la réalité indienne est une expérience inouïe. C’est ainsi que j’ai décidé de continuer à enquêter sur ce pays.

Vos sujets de prédilection sont des questions sociales ?

Ensuite j’ai travaillé pendant 10 ans dans une revue, la Revue Z pour faire des enquêtes et des critiques sociales où on a abordé de nombreux sujets essentiellement ancrés sur le territoire français. Toutefois l’Inde reste un de mes sujets favoris. J’ai un lien très fort avec ce pays que je continue d’alimenter en y retournant régulièrement pour retisser des liens et écrire des articles… Ces dix dernières années, j’ai été beaucoup plus au cœur d’enquêtes journalistiques, un temps que je ne pouvais pas donner au sujet indien … Je suis toutefois resté constamment au contact des mouvements sociaux ou des revendications sociales. Je crois essentiel de donner la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas.

Ces sujets ne sont-ils pas un peu réservés à certaines sphères de la société française ?

La revue dans laquelle j’ai été très active est une revue qui est en librairie, donc déjà avec une certaine catégorie de lecteurs. Des sujets de société… donc des sujets autour des luttes. Oui c’est une forme de sujets de niche. Cela me permet de développer des sujets de manière plus libre avec des fonctionnements que nous avons élaboré collectivement avec des groupes de journalistes et des sociologues indépendants.

Certains sujets passent toutefois la porte de la confidentialité comme ceux autour de la lutte des femmes en Inde, des Intouchables - les Dalits-, mais la réalité est que les sujets qui m’intéressent ne sont pas traités par les grands médias.

"Je crois important de donner la parole à ceux qui ne l'ont pas"

Votre parcours apparait comme un engagement militant sur la base d’une certaine vision du monde?

On peut voir mon travail comme un travail politique. Je revendique des choix dans la manière de procéder à la fabrique de l’information, de construire les livres et d'alimenter les revues, même si cela n’est rémunéré que de manière partielle. Pour la maison d’édition par exemple, les moyens ne permettent pas de salarier des collaborateurs à temps plein. Je suis contrainte de trouver d’autres moyens de me rémunérer et cela fait effectivement de ce travail d’écriture un travail militant.

A titre d'exemple, la maison d’édition Les Editions de la Dernière lettre est un collectif de quelques journalistes qui se sont investis, dont fait partie Celia Izoard, la traductrice en français du livre d’Alpa Shat publié en anglais il y a quelques années. Elle aussi a écrit quelques petits essais qui ont été édités dans cette maison d’édition.

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Qui sont ces Adivasis dont parle le livre d'Alpa Shah que vous avez édité. ?

Les Adivasis, un peuple premier en Inde de plus de 100 millions de personnes.


Le mot "adivasi" est un terme hindi qui signifie littéralement "premiers habitants". Ces personnes qui vivent encore majoritairement dans les forêts aujourd'hui sont en grande partie les descendants de celles et ceux qui habitaient le territoire avant les invasions aryennes et turques musulmanes.


Les Adivasis sont exclus du système des castes, hiérarchisation qu'ils rejettent. L'Etat fédéral indien les rassemble sous le terme administratif de scheduled tribes ("tribus répertoriées"), qui sont plus de 700 sur tout le territoire. Selon le dernier recensement national, les peuples ainsi répertoriés rassemblent plus de 104 millions de personnes, soit 8,6% de la population indienne.

Au centre de l'Inde, le territoire surnommé la "ceinture tribale" s'étend de l'État du Gujarat à celui du Jharkhand, en passant par le Madhya Pradesh, le Chhattisgarh et l'Odisha : 50 % des "tribaux" répertoriés en Inde vivent dans ces cinq États de l'Union.

Dans ces régions sévit la guérilla “naxalite”, nom donné à la guérilla des maoïstes indiens, depuis la première insurrection en 1967 qui a pris place à Naxalbari, dont est tiré le mot "naxalite". Ces hommes et ces femmes qui ont pris les armes, que les médias présentent comme un groupe terroriste sanguinaire, sont des membres des basses castes et des communautés tribales, dont on parle ici, allié·es à des rebelles héritiers du marxisme-léninisme pour opposer aux grands projets d’infrastructure une vision du monde égalitaire et communautaire.

Les tribaux subissent en effet la pression des grandes entreprises minières et de l'Etat grand consommateur de ressources ( barrages, sidérurgie publique etc…), afin de conserver leurs terres ancestrales et l'accès aux ressources naturelles.


Ce sujet et ce peuple premier de l’Inde, une population de plus de 100 millions d'habitants, sont très peu relayés dans les sources d’information en France . Cette question des Adivasis permet de développer les grands sujets de société comme l’écologie, la question des inégalités, des conséquences du développement économique.


C'est cette histoire que raconte Alpa Shah dans ce livre si poignant "La Jungle insurgée ". Ce texte va pouvoir être connu en France grâce à la traduction de Celia Izoard et permet de faire éclater au grand jour des situations exceptionnelles d'intensité et de rendre visibles des histoires invisibles. .

Rencontre d' Hemal Thakker

Hema Thakker, expert en agro écologie.

Les Forums France Inde

Hemal, quel est votre parcours et pourquoi vous vous êtes attaché à ce sujet.

Hémal Thakker

Je suis d'origine indienne, né à Nairobi au Kenya et j'ai fait des études supérieures en Inde avec une licence en relations internationales. Un stage dans une ONG liée à l‘environnement a été une révélation. J'ai été concrètement chargé d’une exploitation bio pendant un an. J’ai travaillé avec des agriculteurs et ce fut ma première entrée avec ces thématiques. C’est ce qui m'a ouvert les yeux sur l’importance de ces sujets. J’ai découvert qu’il y avait de nombreux problèmes liés à la révolution verte en Inde, comme l’utilisation massive des pesticides, les contraintes environnementales qui étaient laissées de côté ou l’urbanisation non réfléchie.

Il n’y avait pas assez d'importance donnée par le gouvernement indien à l’agriculture. L’objectif prioritaire était d’urbaniser au maximum incitant une grande migration des paysans vers les villes où les conditions de vie étaient très défavorables.

“ Il n’y a pas de civilisation sans agriculture !”

Et j'ai eu la conscience que l’agriculture est fondamentale … car pour moi, l’agriculture est la base de notre civilisation… Il n’y a pas de civilisation sans agriculture et on ne peut pas manger de l'argent ! . Cette interdépendance m’a intéressé… La plupart de nos crises sont liées au fait que nous avons perdu tout contact avec la nature et avec ce qu’elle produit.


J’ai ensuite pu avoir de multiples contacts avec la culture française ( Ambassade de l’inde et l’Alliance française) et j’ai appris le français . Une des raisons pour laquelle je suis venu à Sciences Po en master un et j’y ai étudié la politique agricole en Asie et en Afrique pour essayer de comprendre le pourquoi de la situation actuelle: de la pollution aux changements climatiques, l'élevage intensif… et comment on peut résoudre ces problèmes. Je crois que la politique peut changer les choses. Même en France on a plus de deux suicides d’agriculteurs par jour alors que la France est un pays riche ! C’est choquant n’est-ce pas !

Les Forums France Inde :

Et cette vision du monde ne vous convient pas ?


Hemal Thakker

Evidemment non. Cette vision, formulée en particulier dans ce qu’on appelle le consensus de Washington de 1990, définissait une logique pour relancer la croissance économique en particulier dans les pays en difficulté. Son principe directeur conseille les ajustements structurels nécessaires: diminuer le rôle de l'agriculture dans toute l’économie au profit de l'industrie. Il faut que les agriculteurs deviennent des travailleurs pour l’industrie pas chère. Cette vision du monde et d’un - free market process- n’est pas pour moi acceptable …

Peu à peu, je me suis investi dans tous ces sujets et je suis peu à peu devenu un consultant en développement durable et politique agricole. Je collabore à différentes instances qui traitent de ces sujets.

Les Forums France Inde :

Vous qui êtes d'origine indienne, quelle est votre perception de la situation actuelle ?


Hemal Thakker :

Vous avez suivi l'actualité … et les problèmes alimentaires qui surgissent soudain après la crise de la pandémie, la guerre en Ukraine et la demande croissante en céréales.

La crise est majeure car la Russie et l’Ukraine représentent environ un quart de toutes les exportations de blé dans le monde.

L’inde avait déclaré “ Nous pouvons nourrir le monde” face à ce risque de pénurie de céréales. Mais le 13 mai, la décision de suspendre les exportations de blé surprend tout l e monde : le journal indien The Hindu titrait "en raison des menaces pour la sécurité alimentaire" , propos repris par Courrier International, qui relayait ainsi les déclarations du gouvernement et son devoir de protéger les besoins nationaux . Ces jours-ci encore, on parle de la suspension des exportations du sucre indien. Les médias internationaux sont en émoi face à l'envolée des cours, reliant d'ailleurs directement ces séismes à des scénarios plutôt inquiétants. Le mot pénurie semble être dans dans toutes les rédactions… The Economist n'hésite pas à titrer sa page de couverture de cette semaine “The food catastrophe" “avec une illustration très macabre d’épis de blé à tête de mort !


Cela montre l’importance d’éclairer ces questions agricoles en urgence même si, en ce qui concerne l'Inde, la situation de l'alimentation n'est pas nouvelle … et il est très complexe d'en parler en quelques phrases, tant la diversité de l’agriculture indienne est grande suivant les Etats et les régions. On oublie souvent que l’Inde c’est l’Europe !


Un des experts qui participe à notre webinaire, Frédéric Landy, un grand spécialiste de l’Inde contemporaine et spécialiste des questions agricoles avait déjà écrit un livre en 2009 “Comment nourrir un milliard “.


L’Inde est un pays dans lequel les deux tiers des 1,4 milliard d’habitants vivent à la campagne et 600 millions dépendent directement ou indirectement de l’agriculture.

C’est un grand pays agricole: le deuxième producteur de blé, de riz avec une production proche de celle de la Chine. Le pays est aussi un gros producteur de coton, de sucre, thé et fruits et légumes.

De plus en plus présent sur les marchés mondiaux, ce pays est également le 1er exportateur de riz, de viande bovine et d'épices. Le 1er producteur mondial de lait même si la productivité laitière est faible.

Au plan de la structure des terres agricoles, 10 % des exploitations détiennent un peu plus de la moitié des terres. D'autre part, une majorité de petits agriculteurs vivent sur de petites surfaces, car 85 % des fermes comptent moins de 2 hectares. Et 30 % des paysans ne possèdent aucune terre. L’agriculture indienne reste donc une histoire de famille, dans une économie de subsistance et souvent de survie.

“La situation indienne est pleine de paradoxes”

Les paradoxes sont nombreux. Premièrement, depuis l’indépendance en 1947, et jusqu’à la révolution verte, l’agriculture indienne s’est diversifiée et a augmenté sa production afin de permettre au pays de devenir autosuffisant. La production de céréales a augmenté de plus de 50% entre 1991 et 2014. Malgré cela, actuellement près de 200 millions de personnes restent sous-alimentées.

Deuxième paradoxe: 16% du PIB vient de la production agricole dans un pays qui compte près de 70% de ruraux et 40% de la population active .

Troisièmement, les tonnages de récoltes n’ont jamais été aussi élevés en 2021 avec une augmentation de la production de céréales alimentaires de près de 4% pour atteindre un nouveau record de 309 millions de tonnes en 2020-21.

Enfin, les effets bénéfiques de la révolution verte semblent peu à peu disparaître alors qu’un besoin important se fait sentir tant les contraintes à la fois climatiques et environnementales se font sentir.

La structure des exploitations rend très difficile une harmonisation équilibrée et ce malgré de nombreux dispositifs institutionnels tant le fossé culturel est profond comme les logiques économiques. La tension est grande entre le monde agricole industriel et paysan puisqu'il s’agit souvent d'une question de survie pour la plupart de ces petits paysans.

Il existe évidemment des dispositifs institutionnels de régulation des marchés et les prix des produits agricoles. Mais leur efficacité est très inégale.

Alors situation nouvelle ?… Disons que depuis plus de quatre décennies, les revenus agricoles sont restés plus ou moins statiques

Les Forums France Inde.

Vous évoquez la disparité dans la société paysanne et entre deux agricultures. Cela explique la grève des agriculteurs de 2021?

Hemal Thakker

Nous verrons dans le wébinaire combien cette grève est importante à comprendre, une grève générale des paysans qui aurait rassemblé près de 200 millions de personnes et qui a duré plus d’un an. C’est un fait unique dans l’histoire indienne.

La question des modèles de développement et de l’accès au marché reste entière à l'ère de l’agroécologie.

Les Forums France Inde

Quels sont les défis majeurs à votre avis ?

Hemal Thakker :

Sans anticiper sur ce qui pourra être dit dans notre table ronde, les défis sont nombreux :

Le changement climatique rendra plus probables les phénomènes météorologiques extrêmes tels que les vagues de chaleur et les inondations. Cela modifiera les schémas saisonniers naturels et aura un impact négatif sur la production agricole, en raison de l'augmentation de la volatilité. Selon une analyse des températures de mars et d'avril publiée aujourd'hui par l'initiative "World Weather Attribution", le changement climatique a multiplié par 30 la probabilité d'une vague de chaleur de deux mois en Inde et au Pakistan et l'a rendue plus chaude d'un degré Celsius par rapport à la moyenne quotidienne.


Les Inégalités : Alors que près de la moitié de la population indienne dépend de l'agriculture pour sa subsistance, le gouvernement ne consacre que 1 % du PIB aux infrastructures agricoles. L'accent mis sur l'urbanisation et l'industrie a accru les inégalités.

La révolution verte était fondée sur la combinaison de la monoculture (culture du blé et du riz), de l'irrigation et de la dépendance aux pesticides. Cela a perturbé les cycles naturels, car les parasites ont développé une résistance et les agriculteurs ont besoin de plus de pesticides chaque année (comme dans le cas de la toxicomanie). La biodiversité souffre également du fait que d'autres cultures ne sont pas pratiquées. Le riz a également besoin de plus d'eau que les autres cultures, c'est pourquoi les nappes phréatiques ont également commencé à s'assécher. Des recherches menées par l'université agricole du Punjab entre 1998 et 2018 ont révélé que les nappes phréatiques, qui se trouvaient entre trois et dix mètres, sont tombées à moins de 30 mètres en deux décennies.


Le wébinaire évoquera donc beaucoup de ces éléments . J'aimerais qu'on puisse répondre répondra aux questions suivantes…

  • Pour quelles raisons l’Inde a-t-elle décidé brutalement l’arrêt des exportations de blé?

  • Que sous-tendent autonomie ou autosuffisance alimentaires, les objectifs de la révolution verte ?

  • Pourquoi les agriculteurs ont-ils manifesté contre les lois sur l'agriculture ?

  • Comment un pays peut il subvenir à une augmentation annuelle de 12 à 13 millions d’habitants au plan alimentaire sans compter les contraintes climatiques qui s’accentuent ?

  • Quelles réformes pour l'agriculture indienne afin de répondre aux défis de la sécurité alimentaire, du changement climatique et des inégalités ?

  • …enfin nous serons attentifs aux questions de public.



Rencontre de Véronique Atasi

Véronique Atasi , créatrice d'un blog et d'un site référence sur les livres indiens. Critique littéraire autodidacte, passionnée de littérature indienne, amoureuse de l'Inde et riche d'émotions et de souvenirs vécus dans ses voyages variés et dans les pages des livres.

Curieuse - chercheuse - dévoreuse d’ouvrages - critique littéraire - voyageuse & passionnée.

Ainsi se définit Véronique dans son profil Twitter… sans photo… juste Ganesh peint sur un visage d’éléphant.

Je pourrais ajouter "discrète" si ce n’est mystérieuse, elle qui depuis des années, parcourt les routes de l’Inde à travers les littératures indiennes, du Rajasthan au Bengale, du Kerala au Sikkim et du Tamil Nadu au Cachemire et partage ses impressions de lectrice passionnée, tant avec une communauté d'amoureux de l'Inde qu'avec des amoureux des livres. Presque cachée derrière les couvertures des ouvrages qu’elle lit avec le nom Atasi, une fleur bleue populaire dans la littérature sanscrite au teint de Krishna.

Son site internet inde-en-livres.fr/, dont la dénomination l’exprime si justement, est la découverte de l’Inde et de ses habitants dans les livres, une Inde qui la touche tout autant que l’écriture littéraire…


Le motto en tête de son site pose les raisons d’une véritable addiction pour ce pays et ses littératures.

" Une fois que vous aurez senti la poussière de l'Inde, vous ne vous en libérerez jamais "

"Je suis poursuivie par cette phrase, elle résume tant ma démarche » , commence-t-elle dans notre court entretien téléphonique.

Issue du Narcisse Noir de Rumer Godden, une auteure britannique, cette citation rassemble beaucoup d’amis de l’Inde qui, sans toujours comprendre, éprouvent cette attirance sensorielle avec ce pays. Une seule citation fait le lien d’une addiction commune.

Depuis toute petite, elle s’est plongée dans des livres indiens traduits en français. A corps perdu. Depuis, elle ne les a jamais quittés.

Une passion née sans influence familiale, ni voyage révélateur... Juste l'éblouissement et la fascination de l’histoire et la culture, les drames du pays comme la partition très présente dans les dernières parutions, la lutte pour la survie comme la beauté des paysages . « Il y a tant à apprendre de l’Inde, c’est un puits sans fond »

Son site est un hymne aux livres liés à l’Inde, qu’elle met en valeur à travers les illustrations de couverture plein papier. Elle en sélectionne soigneusement quelques passages avec minutie, rigueur et délicatesse, ajoute ses notes et éclairages personnels, construit des ponts entre les auteurs et les thématiques avec un réel talent d’auteure… "J’aime entrer avec douceur dans ses histoires pourtant si brutes de la vie indienne et de ces romans qui balaient les lieux, les époques, les luttes, qui parlent des hommes, des femmes, du troisième sexe, en Inde comme avec la diaspora".

Pourquoi un site ? “J’avais envie de partager mon amour de ce pays avec d’autres” . Ce site, nouveau, est plus intemporel que son blog Atasi, qui n’était qu’un moyen de se souvenir et de coucher sur le clavier ses notes de lecture et se souvenir ce qu’elle avait lu.

Ce site, qu’elle a réalisé seule, est comme construire une bibliothèque idéale et pour elle, un remerciement à celles et de ceux qui écrivent leur vie, laissent voyager leur imagination ou défendent leurs causes.

Quand Véronique voyage en Inde - “une petite dizaine de fois y compris dans des lieux peu fréquentés par les étrangers” ajoute-t-elle, elle coule ses pas dans ceux de ses auteurs préférés, découvre les vrais lieux, les ambiances, les odeurs, les bruits des romans qu’elle a aimés…


Il y a 10 ans « personne ne parlait des livres sur l’Inde » poursuit-elle. Ils sont plus présents maintenant, notamment sur les réseaux sociaux. Depuis ces dernières années en effet, les lecteurs seraient plus attirés par des livres faciles à lire, plus romanesques, aux couleurs pétillantes en tête de gondole, souvent publiés une énième fois. Certains excellents auteurs, une fois publiés ont du mal à trouver un public. “Pour parler des Dalits ou de la partition, il faut faire un effort parfois” avoue t-elle, soulignant que les lecteurs passent à côté de livres exceptionnels.

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Une véritable librairie virtuelle composée d'ouvrages sélectionnés depuis 10 ans avec à chaque fois les notes de lecture, critiques et pages choisies

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J’évoque notre initiative du wébinaire prochain sur le thème de la Littérature indienne comme arme de la domination…


Il faut absolument lire Omprakash Valmiki, écrivain indien Dalit ”, me répond-elle. Joothan est une autobiographie de cet auteur dalit et des discriminations qu'il a subies durant sa vie et notamment durant ses jeunes années. Nicole Guignon - qui interviendra dans le wébinaire d’avril - a contribué à le faire connaitre en France à travers sa traduction.

Notre entretien téléphonique a été improvisé et Véronique a cet empressement spontané à me faire partager les titres qui lui viennent à l’esprit …

Des fourmis parmi les éléphants” de Sujatha Gilda qui est inspirée de l'histoire vraie de sa famille, une tribu de cueilleurs qui se sont convertis il y a quelques générations pour devenir chrétiens. En voulant savoir d'où vient son esprit révolutionnaire, l'auteure a découvert l'existence d'un oncle maoïste.


"La mère orpheline" un excellent livre aussi … C’est l'histoire d'une mère cachemirie qui est à la recherche de son fils subitement disparu. L'auteur, Shanaz Bashir, journaliste cachemiri, s'est inspiré d'histoires vraies et nous conte le Cachemire sous un autre angle. C'est une histoire tragique et bouleversante, qui rappelle "La mère du 1084" de la grande auteure bengalie Mahasweta Devi.

Sur la même thématique du Cachemire, "Le temps de l'indulgence" de Vijay Madhuri, plus romancé mais qui tient également compte de la situation des cachemiris et évidemment "Le ministère du bonheur suprême" d'Arundhati Roy que l'on ne présente plus.

" Ret samadhi - Au delà de la frontière" de Geetanjali Shree, un livre en hindi publié il y a 3 ans. Véronique s’étonne !… « Une véritable petite pépite et personne ne s’est intéressé à ce livre ! ». Il a été short-listé par le Booker Price cette année et sa version française a été sélectionnée pour le prix Guimet,

Sur la ruralité, il faut lire “The good girls - un meurtre ordinaire”

cette atroce histoire de deux adolescentes cousines retrouvées pendues. "même si ce roman est brut et dur". Ce livre n’est pas juste une enquête ou une restitution de meurtres, “Sonia Falleiro plonge le lecteur dans l’Inde profonde, dans la ruralité la plus complète, dans celle aussi des codes d’honneur…”

Véronique, inlassable poursuit …

Du même auteur et sur un tout autre thème, celui de la vie underground des dance bars de Bombay. Bombay Baby se lit comme un roman ou un reportage littéraire, largement inspiré de faits réels, écrit-elle dans son site.

Et l’occasion de me citer la très belle collection d'Actes Sud "Lettres indiennes" et l'excellent travail de Rajesh Sharma qui depuis des décennies œuvre pour la publication et la traduction en français des ouvrages d'auteurs indiens, pakistanais et bangladais.

Mon interlocutrice me révèle aussi une affection particulière pour les éditions Banyan qui publient des romans, des essais et de la poésie de très grande qualité. Tout pour elle n’est pas accessible du premier coup, mais quel retour !

Si ses goûts plongent dans des univers aux multiples facettes, notre « liseuse internaute » adore les ouvrages de sciences humaines, de spiritualité ou d’histoire, m’exprimant son admiration pour le chercheur Christophe Jaffrelot et la fluidité de son écriture, unique dans le monde académique…


Tout m’intéresse et j’essaie de faire passer cet amour dans mon site”.

Ses recommandations restent ouvertes car dans son site, on trouve des romans des essais, des ouvrages de science politique, des documents, des ouvrages sur l’Inde vue de l’Occident. 10 ans de travail alors qu’elle est en pleine activité professionnelle !


Véronique me déclare toujours vouloir “véhiculer la vraie image de l'Inde, pas forcément celle des brochures touristiques ou telle que certains occidentaux la voient ” avec une volonté forte, celle de faire découvrir “Les Littératures indiennes” si différentes.


“C’est tellement riche que c’est infini ”.

Un roman indien c’est une accumulation de surprises successives … : du Bengale à Bombay, "on va parler de cela et en fait on parle d’autre chose, des agriculteurs et des propriétaire terriens, du communisme, du maoïsme , et on retourne à Calcutta ! » .

Plonger dans son univers est en soi un plaisir, tant son émerveillement est sensible dans les lignes de ses commentaires … Avec cette envie de mettre en avant le travail des auteurs, des traducteurs, des maisons d’édition. Ensuite à chacun de faire son analyse et de trouver son chemin personnel. Le romanesque d’une fresque sur fond de maharadjas du début du 20ème siècle peut se discuter, mais là n’est pas le plus important. Cette femme vous fait aimer les livres, les auteurs et vous fait aimer le pays, avec beaucoup de justesse et de pertinence.

A force de lectures, Véronique aurait développé un sens inné qui lui permettrait de pressentir le succès d'un livre. Le meilleur roman 2020 de son site, "Fuir et revenir" de Prajwal Parajuly, un auteur qu’elle a soutenu dès sa parution au début de la pandémie, a été présélectionné pour le Prix du premier roman et pour le Prix Guimet en 2020. Il vient d’être de nouveau primé deux ans après.

Ses auteurs préférés ? Amitav Ghosh, Anuradha Roy, Rohinton Mistry … mais “pas seulement” conclut-elle en souriant .


Son site est une librairie virtuelle dédiée à l’Inde. Les livres s’empilent sur les tables. La magie du numérique ouvre des espaces de présentation, de valorisation, comme si elle n’avait que des coups de cœurs. Ils semblent justes et délicats.

Une image, un synopsis, quelques pages choisies… Accepter de s’y plonger… c’est une histoire d’émotions.

Pour reformuler son motto d’ouverture :

“Une fois que vous aurez touché aux littératures indiennes, vous ne vous en libérerez jamais !”


www.inde-en-livres.fr