RETOUR AUX CHRONIQUES
par Sébastien Farcis, correspondant de RFI et de Libération en Inde
Dans un webinaire précédent intitulé “ Les médias à l'épreuve : Que reste-t-il de la liberté d'expression dans les médias indiens...” , cette question de la liberté d'expression avait été débattue avec de grands spécialistes du sujet, chercheurs et journalistes et Reporters sans frontières. Pressions administratives, interdictions diverses, emprisonnements ou pire: utilisation de la loi sur la sédition, assassinats et parallèlement la peur pour la population de témoigner sur des sujets sensibles. Sébastien Farcis revient ici sur ce thème.
Les médias privés indiens sont de plus en plus complaisants avec le gouvernement nationaliste hindou. Principalement par peur de la répression d’une administration qui n’a plus peur de poursuivre ou d’enfermer les journalistes
Un débat télévisé sur Republic TV, l’une des chaînes les plus nationalistes et favorables au gouvernement, avec son fondateur et présentateur vedette, Arnab Goswami ( portant des lunettes). Les débats tournent souvent en disputes violentes, où le présentateur n’hésite pas à insulter les opposants au gouvernement ( (photo tous droits réservés)
Cela se déroule le 24 novembre dernier.
La chaine de télévision Times Now organise son conclave annuel, un exercice courant pour les médias indiens, qui permet de faire venir et interroger des figures importantes du monde politique indien. Et pour cette édition de deux jours, les plus importants ministres du gouvernement sont présents, depuis le ministre de l’intérieur Amit Shah jusqu’à celui des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, en passant par ceux du pétrole, de l’environnement, du commerce ou de l’information. Cet événement semblait avoir les faveurs du gouvernement, qui s’y sentait assez à l’aise pour y envoyer ses poids lourds, dont certains, comme Amit Shah, font rarement face aux médias.
UN ÉLOGE DU GOUVERNEMENT
Ces ministres n’ont pas attendu longtemps pour être rassurés. Car dès les premières minutes de ce sommet, appelé « l’Inde, démocratie dynamique, une place centrale dans le monde », Samir Jain, vice-président et directeur du Times Group, encense son invité en chef, le ministre de l’intérieur et numéro 2 du gouvernement. Il félicite le quinquagénaire pour son « importante énergie», le célèbre pour avoir traité l’Inde comme sa « famille », et y avoir « apporté l’ordre et la paix , qui sont les conditions pour une croissance équitable ».
( (photo tous droits réservés) Samir Jain, vice président et Directeur général du Times group, lors de son discours pendant le Times Now Summit, le 24 novembre. ( (photo tous droits réservés)
Pour rappel, quelques mois après sa nomination comme ministre de l’Intérieur, en 2019, Amit Shah a présidé à l’abrogation unilatérale de l’autonomie du Cachemire. Cette région à majorité musulmane a alors été placée sous contrôle direct de New Delhi, avec une surveillance militaire renforcée. Les communications Internet ont été coupées pendant plus de cinq mois, ce qui représente l’interruption la plus longue du monde et a coupé virtuellement la population du monde, provoqué des drames médicaux et fait plonger son économie. Et depuis, les opposants et journalistes sont régulièrement intimidés ou arrêtés au Cachemire.
Mais le patron de l’un des groupes de médias les plus puissants du pays n’est pas là pour parler de sujets qui fâchent. Et après l’éloge, Samir Jain s’engage dans une diatribe nationaliste (1) qui semble tirée du programme du parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP. « L’inde doit étendre son influence à l’étranger pour construire le Maha Akhand Bharat », lance Samir Jain. Une expression qui peut se traduire comme la « grande Inde unifiée », et qui est en partie reprise de la plateforme du mouvement nationaliste hindou du Rashtryia Swayamsevak Sangh (RSS), d’où est issu le BJP. Cette organisation para-militaire parle du besoin de rassembler les territoires qui ont été touchés par l’hindouisme, depuis l’Afghanistan jusqu’à l’Indonésie, afin de créer l’ « Inde unifiée ». « Cette mission est réalisable si elle est portée par la fameuse détermination d’Amit Shah », conclut le vice-président du Times Group. A ce moment de son intervention, il devient difficile de savoir qui, sur la scène, est le journaliste, et qui est le politicien.
POURSUITES ET ARRESTATIONS DE JOURNALISTES
Le groupe de médias du Times est énorme : il comprend deux importantes chaines de télévision d’informations en continu, en anglais et hindi, Times Now et Times Now Navbharat ; le quotidien en anglais le plus lu du monde, The Times of India, et une université de journalisme, Bennett University.
La posture d’un dirigeant d’un tel empire médiatique face aux élus doit donc être exemplaire, et, pour respecter les fondements du journalisme, demander des comptes aux ministres. Or, l’attitude complaisante et élogieuse de Samir Jain illustre à la place à quel point les médias privés indiens ont cessé de poser des questions gênantes au gouvernement, pour se convertir en ce que beaucoup en Inde appellent les « Godi Media » - ou « média de propagande du gouvernement ». Une partie sont convaincus par les bonnes oeuvres de l’administration de Narendra Modi, mais beaucoup s’imposent surtout une auto-censure, pour éviter la répression.
Les quelques-uns qui osent critiquer les autorités sont régulièrement poursuivis devant la justice (2), voire jetés en prison, comme Siddique Kappan, arrêté en octobre 2020 alors qu’il partait couvrir un viol et meurtre embarrassant pour les autorités, d’une jeune fille de basse caste. Ce journaliste musulman a alors été accusé de soutien à une organisation terroriste. Son procès n’a pas commencé, les éléments d’accusation n’ont donc pas pu être présentés, et la Cour suprême a ordonné sa libération sous caution en septembre dernier. Mais les forces de l’ordre ont réussi à empêcher cela en le poursuivant pour d’autres faits de blanchiment. Le journaliste demeure donc en prison depuis plus de deux ans.
UN ESPACE DE LIBERTÉ DE PLUS EN PLUS ETROIT POUR LES MEDIAS
Les médias qui mènent des enquêtes embarrassantes pour le gouvernement subissent des descentes des autorités fiscales ou de police- comme le grand quotidien en hindi Dainik Bhaskar, qui semble avoir été sanctionné pour avoir révélé que les décès dus au COVID-19 étaient bien plus nombreux que rapporté par les autorités (3).
Les grands conglomérats économiques proches du gouvernement contribuent aussi à faire taire la critique: le groupe Reliance industries (RIL), dirigé par Mukesh Ambani, a racheté en 2015 l’énorme groupe de télévision d’informations Network18, poussant au départ les journalistes connus pour leur position en défaveur du parti nationaliste hindou. Et en décembre dernier, le conglomérat de Gautam Adani, également proche de Narendra Modi, s’est emparé de NDTV, la dernière chaine d’information plus proche de l’opposition.
Les journalistes étrangers basés en Inde, eux, ont la quasi-impossibilité de se rendre dans un tiers des régions indiennes, dont le Cachemire, car il leur faut une autorisation du ministère de l’intérieur pour y aller, et celle-ci est très rarement délivrée. Les correspondants des influents médias américains ou anglais, eux, voient depuis trois ans la durée de leurs visas réduits à trois ou six mois, au lieu d’un an.
L’espace de liberté pour les médias semble donc de plus en plus étroit, ce qui est reflété par la chute de l’Inde dans le classement de Reporters sans frontières, où le pays est tombé en 2022 au 150e rang sur 180 pays (4).
New Delhi, toutefois, refuse de reconnaitre cette classification de RSF, affirmant que la méthode utilisée manque de transparence et reflète surtout une vision occidentale de la liberté de la presse.
Sébastien Farcis
Janvier 2023
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