La nouvelle administration de la ville essaie d’imposer une expansion à marche forcée. Pour beaucoup de résidents, cela risque de dénaturer complètement ce projet unique de vie collective.
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La confrontation a commencé début décembre 2021. Un gros bulldozer jaune arrive sur un chemin de piste du coeur de la cité d’Auroville, au sud de l’Inde, pour abattre un bâtiment communautaire destiné aux jeunes et plusieurs arbres. L’objectif annoncé par l’administration est alors de construire une nouvelle route centrale dans Auroville.
Mais les résidents, pris par surprise, s’y opposent: face à la machine, une centaine de résidents font corps et résistent pendant plusieurs jours. L’administration ne se laisse pas intimider: les machines reviennent, accompagnées d’hommes de main, et forcent le passage. Le bâtiment est donc rasé, ainsi que de nombreux arbres de la belle forêt tropicale qui coiffe et protège la ville. Cet épisode violent marque le début d’un combat entre la nouvelle direction de la fondation d’Auroville et les comités de résidents, autour des projets de développement de cette cité. Et il représente un important tournant dans sa gestion, qui pourrait remettre en cause ce projet universel et humaniste.
Une haute fonctionnaire qui veut imposer ses vues
Auroville jouit en effet d’un statut unique en Inde: une loi du Parlement, adoptée en 1988, offre à cette cité une gestion collective, dont la responsabilité est partagée entre la fondation d’Auroville et les différentes assemblées de résidents. Ce fonctionnement novateur, horizontal et démocratique, a attiré les intellectuels du monde entier et permis de faire naitre des innovations autant dans le domaine écologique, éducatif que financier, avec par exemple la création d’un système d’échange non-monétaire appelé Aura . Aujourd’hui, cette cité accueille environ 3500 personnes, de 59 nationalités différentes.
Mais la nouvelle secrétaire de la fondation d’Auroville, nommée l’année dernière par le gouvernement fédéral, considère qu’elle a le pouvoir d’imposer ses vues sur le fonctionnement de la cité, et nomme des alliés à différents postes de contrôle pour forcer le passage. Elle refuse également de reconnaitre les différents votes des résidents qui ont condamné ses décisions, à une majorité écrasante.
Et sa vision est radicale: Jayanti Ravi, haute fonctionnaire indienne et docteure en gouvernance numérique, estime qu’il faut réaliser de manière rapide et efficace les plans initiaux de la cité d’Auroville, tels qu’imaginés par ses fondateurs, à la fin des années 60. Les pionniers avaient envisagé une grande ville circulaire peuplée de 50.000 personnes.
Deepti, résidente d’Auroville depuis les années 70 et enseignante à Last School, l’une des écoles alternatives d’Auroville. Ici avec un ancien élève devenu professeur d’arts.
®Sébastien Farcis
Le risque de dénaturer le projet initial d’Auroville
Sa nouvelle administration a annoncé en décembre dernier que le premier objectif était de multiplier la population d’Auroville par cinq en trois ans. Une croissance aussi rapide imposerait toutefois un rythme de construction immobilière forcené, qui risquerait d’affecter l’harmonie unique créée à Auroville entre les résidences et la nature - les grands arbres recouvrent aujourd’hui les bâtiments de petite taille ou les routes, offrant une ombre permanente et réduisant les besoins de climatisation, par exemple. Loger autant de monde sur un espace contraint pourrait obliger aussi à construire des immeubles compacts et élevés. Surtout, « l’afflux soudain de tant de monde risquerait de dénaturer le projet initial », craint Maël Vidal, un des administrateurs élu du Working Committee (comité de travail), et franco-aurovilien de 28 ans, né dans la ville. Le projet d’Auroville a besoin de temps pour se matérialiser, tant il est difficile de faire croître une cité idéale par consensus perpétuel. « La richesse d’Auroville, c’est ce fourmillement de projets, continue Maël Vidal. Et cela est incompatible avec cette idée de projet unique qui est imposé par le haut, et qui viendrait tout lisser. Cela ferait même fuir les Auroviliens originels pour laisser place à un projet de tourisme spirituel ».
Un porte-parole de la fondation d’Auroville assure que le logement de ces nouveaux résidents est prévu dans le plan initial, et pourrait être assuré en grande partie par la création d’un complexe résidentiel de 800 mètres de long, pouvant abriter 8000 personnes. « Un nouveau modèle économique appelé Prospérité est en cours d’élaboration pour prendre en charge tous leurs besoins », explique Joel Van Lierde, sans préciser davantage d’où viendraient les fonds, considérant que les 3500 résidents actuels peinent déjà à être auto-suffisants à Auroville.
Quant au vote condamnant l’action de la secrétaire, ce porte-parole soutient que ce scrutin ne peut être reconnu car il n’a pas suivi un « processus approuvé » , et qu’ « il n’y a pas eu de mise à jour du registre des résidents depuis 2005. » Les élus des habitants soutiennent cependant qu’ils ont des preuves de ces mises à jour en 2014, 2015 et 2019.
Les résidents ont déposé des recours judiciaires et la cour d’appel régionale du Tamil Nadu leur a donné raison le 12 août dernier, invalidant plusieurs décisions de la secrétaire. Mais la fonctionnaire a fait appel et obtenu une suspension de cette décision. La confrontation continue.
En plein coeur d’Auroville, ces bâtiments accueillent les bureaux de différentes « unités » de services, comme Eco Femme, qui développe des serviettes hygiéniques réutilisables.
®Sébastien Farcis
Une capture idéologique d’Auroville ?
Cette reprise en main de la fonctionnaire fédérale s’accompagne d’une volonté du parti nationaliste hindou au pouvoir de se ré-approprier la figure du penseur Aurobindo Ghose, qui a inspiré et donné son nom à Auroville. Cet intellectuel est extrêmement attrayant pour ces nationalistes, car il fut très engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde, et pourchassé par les Britanniques pour ses écrits. En se réclament de son héritage, cette formation du BJP (Bharatya Janta Party, parti du peuple indien), menée par le Premier ministre, essaie de se construire une légitimité historique, alors que ce mouvement hindouiste était peu impliqué dans ce combat de l’indépendance. Aurobindo, un hindou brahmane, était également très spirituel et a développé une théorie du « yoga intégral », essayant de rassembler la spiritualité de l’Orient avec le pragmatisme occidental. Cette philosophie a été reprise par son adepte française Mirra Alfassa, dite la Mère, qui a fondé Auroville en 1968, dans le but de mettre en pratique ses théories: une cité universelle et humaniste, spirituelle et incarnée par des projets concrets.
Le Premier ministre Narendra Modi, qui se projette comme le « gourou du monde », et médiatise ses retraites spirituelles autant que ses programmes de modernisation de l’Inde, fait régulièrement référence à Aurobindo. Lors de son discours du jour de l’indépendance de cette année, il a présenté ce penseur des années 1930 comme l’inspirateur de sa politique économique protectionniste d’«autosuffisance».
De la récupération au détournement
Le chef de l’organisation nationaliste hindoue du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Organisation des volontaires nationaux,), liée au parti du BJP, a également cité Aurobindo lors de son discours annuel de la fête de Dashera, le 5 octobre dernier. Le problème, c’est que Mohan Bhagwat y a détourné ses propos pour faire croire que le penseur, décédé en 1950, était en faveur du projet expansionniste du RSS - celui d’une grande Inde hindoue, appelée Akhand Bharat, qui s’étendrait de l’Afghanistan à la Birmanie. Comme le rappelle le spécialiste du nationalisme hindou Nilanjan Mukhopadhyay, Aurobindo Ghose n’a fait que regretter la partition du territoire de l’empire britannique entre l’Inde et le Pakistan, et prié pour qu’ils soient un jour réunis. Mais n’avait pas approuvé l’idée d’étendre le territoire de l’Inde tel qu’envisagé par le RSS.
Cette récupération idéologique d’Aurobindo s’accompagne donc par un détournement de sa pensée et pourrait également affecter son plus grand héritage vivant, Auroville. Or, cette cité utopique a justement réussi à mûrir car elle a grandi en dehors de tout contrôle politique ou dogme religieux. Cette prise de contrôle pourrait donc lui être fatal.
Sébastien Farcis,
Correspondant de Radio France Internationale et Libération en Inde
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Les réponses de la cité d'Auroville aux défis contemporains
Article de Libération ( pour abonnés)
La cité utopiste qui a réussi à perdurer sans se figer
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