Rappel des faits
Le Temple d'Ayodhya ( Nord de l'Inde) est associé à la controverse autour du site où se trouvait la mosquée de Babri Masjid. Selon la croyance hindoue c'est l'endroit où se trouvait le temple du Dieu Ram , lieu sacré.
En 1992 la mosquée a été détruite par des activistes hindous entrainant des tensions religieuses et de nombreux morts.
La controverse s'est poursuivi sur les revendications concurrentes sur la propriété du site et a fait l'objet de litiges juridiques jusqu'à ce que la Cour suprême ait décidé de la construction tout en accordant un autre site pour la construction d'une mosquée.
Depuis la construction a commencé sur le site et n'est d'ailleurs pas terminée.
Le 22 Janvier 2024 Narendra Modi inaugure en grande pompe le temple officiant en grand prêtre de la religion hindoue
Come Bastin écrit dans Marianne " A quelques mois des élections l'évènement vanté comme un tournant civilisationnel consacre l'emprise du nationalisme hindou sur les cœurs
Côme Bastin
Journaliste correspondant en Inde d'Ouest France RFI Mediapart Marianne
Christophe Jaffrelot
Politiste, directeur de recherches au CERI Sciences Po
Pour le Premier Ministre Narendra Modi , cette inauguration est "un tournant civilisationnel"
Interview de Christophe Jaffrelot
CB Que dit le jugement de 2019 sur Ayodhya ? Sur quelle base est motivée la décision ?
C. Jaffrelot. Le jugement de la Cour Suprême en 2019 est absolument capital. Il lève l'hypothèque qui pesait jusqu'alors sur le gouvernement qui ne voulait pas passer en force, avait besoin de la bénédiction des juges, et l'obtient.
Dans un jugement qui est particulièrement réaliste parce que les juges reconnaissent que la destruction de la mosquée est un crime. Qu'il n'y a aucune preuve de l'existence d'un temple sous la mosquée détruite en 1992. Et que néanmoins il faut construire un temple à Ayodhya dédié au dieu Ram parce que c'est le sentiment majoritaire hindou et que cela l'a toujours été. Même lorsqu'il y avait une mosquée, disent les juges sans aucune preuve, les hindous rêveraient ce lieu comme le lieu de naissance du dieu Ram.
C'est sur cette base que l'on considérera à la Cour Suprême qu'il faut édifier le temple à l'endroit même où était le dôme principal de la mosquée. Et que le temple doit remplacer la mosquée. Elle peut être reconstruite mais à deux kilomètres et on ne sait pas si elle le sera un jour.
Est-ce une sorte d'apaisement ?
C'est le reflet d'une sophronisation de la Cour Suprême mais qui avait commencé avant et se poursuit depuis. La Cour Suprême a fini par céder aux pressions du pouvoir exécutif et plus largement à l'idéologie dominante. Ce n'est qu'un des verdicts parmi bien d'autres qui vont dans le même sens. Cela reflète la capacité des nationalistes hindous à infiltrer l'appareil judiciaire mais aussi la transformation de la mentalité des juges qui n'avaient jusque là rien en commun avec eux. Le Chief Justice Chandrachud qui a rédigé cet arrêt avant d'être à la tête de la cour suprême, est maintenant partie prenante d'une hindouisation de la scène publique qui est devenu l'idiome dominant. Une ligne rouge est tracée et il n'est pas question pour les juges de la traverser.
C'est la raison de la majorité qui est supérieure à l'état de droit ?
L'état de droit s'efface devant ce qui est légitime. La légalité s'efface devant la légitimité idéologique. On sait très bien qu'aujourd'hui tous les actes des nationalistes hindous sont contraires à la constitution. Qu'il s'agisse des lynchages de musulmans, qu'il s'agisse de l'interdiction alimentaire, la liste est longue, c'est illégal. Mais c'est légitime, car c'est au nom de la "majorité".
En quoi ce jugement institutionnalise l'hindutva ?
Oui, c'est un vrai tournant, parce qu'il donne ses lettres de respectabilité au majoritarisme hindou. L'équation Hindutva = Hindouisme = Inde = Nation. Tout l'héritage du sécularisme, la citoyenneté, la place des minorités est balayé dans la décision des juges. Pas dans le droit, car la constitution reste et les lois aussi, Mais entre ce qui est écrit et la pratique, on assume la contradiction.
Ce 22 janvier Narendra Modi parle d’un tournant civilisationnel.
Qu’est ce qu’il veut dire par là ?
La civilisation indienne remonte au Moyen Age, à partir du 11e, 12e siècle et se met en place pour 1000 ans. Une sorte de civilisation mixte combinant des traits hindous, bien sûr, mais aussi de l'Islam ou autre, venus depuis le Moyen Orient et l'Asie centrale. C'est ce qu'on appelle l'hindoustani, une civilisation métissée, comme en France la civilisation gallo-romaine. On prend le meilleur des deux. C'est ce qui fait qu'on a une architecture merveilleuse, une littérature, un art de la miniature, une musique, une cuisine, un vêtement semblable à nulle autre et qui fait que l'Inde est le fruit de plusieurs cultures.
Le tournant civilisationnel consiste à rejeter tout l'apport non hindou. Cela ne date pas d'hier certes, cela a été amorcé aussitôt après la partition, lorsqu'on essaie de “sanskritiser” la langue en purgeant les mots persans ou arabes. Mais là on franchit un cap parce que c'est le religieux hindou qui finit par donner son identité au pays de façon officielle. Que le Premier ministre officie comme grand prêtre dans le cadre de l'inauguration d'un temple qui a vocation à incarner le centre névralgique de la nation, cela fait passer l'Inde du coté d'une forme de théocratie. Et donc, le tournant civilisationnel est politico-religieux et d'un genre nouveau.
Cela va se traduire par l'exclusion de plus en plus nette de tout musulman dans l'appareil d'Etat. Il fut un temps où il y avait des présidents Indiens musulmans, des ministres en grand nombre musulmans, des chefs de région musulmans. Et déjà c'est fini, mais on peut penser que cela va être pire avec cette nouvelle ère.
On a vu d’importants prêtres être choqués par la façon dont la cérémonie était menée par le PM. Y’a t’il un risque pour Modi même s’il semble triompher ?
Les Shankar Acharyas se sont élevés contre la procédure suivie par Narendra Modi. Ce sont des autorités spirituelles les plus respectées dans l'hindouisme contemporain. Celle-ci ne respecte en rien les rites. Inaugurer un temple qui n'est pas terminé de leur point de vue est un non sens, ainsi que des traités de l'hindouisme. Mais je dirais que c'est sans conséquence car nul n'est dupe. On sait bien que cette affaire n'est pas religieuse mais idéologique. On sait bien que l'Hindutva n'est pas l'hindouisme. Mais c'est l'Hindutva qui fait recette. C'est le musulman dont on veut se débarrasser et pour cela tous les moyens sont bons. Ces réserves n'auront pas d'effet. Modi a lancé la campagne électorale le 22 janvier. Il va pouvoir surfer sur cet acquis. Il est probable que l'opposition échoue à le déloger de sa position de pouvoir du fait de sa popularité. Je ne pense pas qu'il soit fragilisé. La question qui va se poser est que va t'il faire de sa victoire. Elle peut être l'occasion comme en 2019 d'un pas en avant de plus dans " l'hindounisation" de la scène publique. Il faut s'attendre à de nouvelles mesures répressives après sa popularité renouvelée par les urnes pour affirmer encore plus son pouvoir et rendre la vie des opposants encore plus difficile.
Est ce que pour l'opposition c'était un piège mortel?
Lorsque l'identité culturelle de la majorité devient l'identité nationale, qu'on transforme une majorité culturelle en majorité politique, l'espace qui reste est très limité pour l'opposition. Je crois qu'ils ont fait néanmoins moins mauvais choix. Probablement les élections qui viennent le montreront à travers une coupure nord sud d'une importance sans précédent.
Que dire de cette coupure ? A-t-elle été révélée par cet épisode ? Est ce que le Sud défend les musulmans ou tout simplement, sa façon à lui d'être hindou ou Indien?
Absolument. Le Sud aussi est à majorité hindou, autant que le nord. Mais son hindouisme ne coïncide pas avec l'Hindutva. Pour une raison d'abord sociologique : l'Hindutva est porté par les hautes castes et l'hindouisme du Sud est porté par des réformistes et des basses castes qui ont inventé un réformisme qui le contredit. Les musulmans en profitent, mais ce n'est pas l'objet central. Au sud on ne vote pas BJP pour se démarquer de ce qui est perçu comme un impérialisme culturel que le Nord est accusé d'exercer. Et plus le BJP appuie sur la corde culturelle et religieuse, plus le sud réagit et se distingue.
On verra jusqu'où cela ira lors des élections du printemps prochain.