© photo site du Congrès / Design Les ForumsFranceInde
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Une nouvelle séquence dans la politique indienne vient de commencer. Lorsque les institutions de la République sont capturées par le parti au pouvoir comme elles le sont aujourd'hui en Inde, l'opposition est obligée de trouver des voies et moyens alternatifs. Rahul Gandhi s'est d'abord investi au Parlement, puis s'est lancé dans un Bharat Jodo Yatra (1) pour forger un lien plus profond avec le peuple.
Par Christophe Jaffrelot
La trajectoire politique de l'Inde achève le cycle que d’autres pays - dont la Turquie – ont accompli avant elle, une transition du national-populisme à l'autoritarisme électoral. Cette phase, qui a commencé autour des élections de 2019 est marquée par la captation par l'exécutif d'institutions clés (comme la Commission électorale) et la mise au pas des médias de masse avec l'aide des hommes d’affaires bénéficiant d’un véritable capitalisme de connivence. Pendant cette période que des élections ont toujours lieu car le chef suprême a besoin de la légitimité d'un mandat populaire pour l'emporter sur les autres centres de pouvoir (y compris le pouvoir judiciaire). Mais les élections ne suivent plus des règles du jeu équitables, non seulement à cause du parti pris des médias, mais aussi à cause de la saturation de l'espace public par le pouvoir et le contrôle qu’il exerce sur les institutions.
Une nouvelle séquence vient de commencer.
Lorsque les institutions de la République sont verrouillées par le parti au pouvoir comme elles le sont aujourd'hui en Inde, l'opposition est obligée de trouver des voies et moyens alternatifs. Rahul Gandhi a d'abord investi le Parlement, où il a dénoncé les attaques contre la démocratie et le lien entre le gouvernement Modi et les nouveaux oligarques. Cela n'a clairement pas suffi : non seulement le parlement a été émasculé au point qu’il ne s’agit plus guère que d’une chambre d’enregistrement des décisions du gouvernement, les discours de la Lok Sabha n’étant même plus rapportés dans les médias « grand public ».
Le chef de l'opposition avait besoin d'aller vers le peuple, d'interagir directement avec ceux qui, autrement, continueraient d'ignorer la réalité en raison d'une désinformation constante. Le Bharat Jodo Yatra (1) qu’il a conduit au premier trimestre de 2023 était aussi un moyen de remobiliser les cadres du Congrès à la suite des récentes élections interne à son parti. Malgré une très faible couverture médiatique (tant qualitativement que quantitativement), cette Yatra longue de 4 000 km a été un succès : le Congrès revenait à ses racines d'avant l'indépendance pour redevenir un mouvement social rassemblant toutes sortes de personnes , alors que la doxa majoritaire dominante tend à exclure tant de citoyens – issus des minorités notamment - de la nation officielle.
Les prochains changements
La suite était prévisible: Rahul Gandhi « devait » être neutralisé. Le prétexte qui a été utilisé pour le condamner à deux ans de prison – la diffamation des « Modis » de l’Inde qu’il a qualifiés de voleur – est la seule chose que les autorités ont trouvé. Cela semble paradoxal étant donné le genre de sarcasme auquel Narendra Modi lui-même a eu recours vis-à-vis de « Pasta behen » (la « sœur pâte » pour désigner Sonia Gandhi, d’origine italienne) et « Maun Mohan Singh » (« Man MohanSingh le muet », pour qualifier le Premier ministre). Mais il n'y avait pas de meilleur alibi disponible. C'était utile simplement parce que les députés condamnés à deux ans de prison sont automatiquement déchus de leur mandat – et l'objectif était d’évincer Rahul Gandhi du Parlement. Cette décision reflète l'extrême la nervosité des gouvernants qui appréhendent clairement de nouvelles discussions sur les relations entre Gautam Adani et Narendra Modi au Parlement, à un moment où le premier traverse une zone de turbulences suite aux malversations du Groupe Adani révélées par Hindenburg.
Retour de flamme
L’effort du pouvoir pour écarter Rahul Gandhi risque cependant de se retourner contre lui. Premièrement, l’Inde peut encore moins prétendre être « la plus grande démocratie du monde » car les dirigeants de l'opposition ne sont pas condamnés à des peines de prison pour des délits mineurs comme celui-ci dans les démocraties libérales. L'Inde affaiblit donc sa prétention à être la « mère de la démocratie » et le « gourou du monde », alors que le pays répète ces slogans pour affirmer son soft power à quelques mois du sommet du G20 en Inde qui est censé promouvoir son image – et celle de Narendra Modi dont les photos marquées « G 20 » ornent tous les carrefours des villes ou presque.
Deuxièmement, comme en Turquie, en Israël, en Hongrie et en Pologne, des mesures radicales comme l’exclusion de leaders politiques du jeu institutionnel favorisent l'unité de l'opposition. Les rivaux de Rahul Gandhi, dont Arvind Kejriwal, prennent maintenant conscience du risque existentiel que ce régime représente pour tous les dissidents. Lorsque les leaders de l'opposition resserrent les rangs, la tâche des dirigeants autoritaires se complique : leur stratégie de polarisation, en quelque sorte revient en boomerang. Cette nouvelle situation les «oblige » à devenir encore plus illibéraux, sauf s'ils peuvent coopter de nouveaux partisans, ce durcissement amenant les opposants à encore plus de solidarité.
Les dirigeants des partis régionaux du Bihar, de l’Uttar Pradesh, du Bengale occidental, de l'Odisha, du Jharkhand et du Kerala pourraient rejoindre ceux du Maharashtra et du Tamil Nadu au sein de la coalition emmenée par le Congrès, l’United Progressive Alliance. Ce mouvement centripète pourrait être renforcé par les résultats des élections du Karnataka où le Congrès a remporté un succès historique (aucun vainqueur n’ayant obtenu autant de sièges depuis 1989), notamment en raison du Bharat Jodo Yatra de Rahul comme en témoigne le score de son parti dans les circonscriptions de l’Etat qu’il avait traversées à pied. Les résultats des prochaines au Madhya Pradesh, au Chhattisgarh et au Rajasthan détermineront bien sûr aussi le scénario des élections de 2024 à la Lok Sabha.
Enfin, la disqualification de Rahul Gandhi (et son éventuelle incarcération) pourrait être contre-productive pour les dirigeants du pays d’une autre manière encore. Si celui-ci est emprisonné, cela peut entraîner le passage du syndrome de victimisation d'un côté de l'échiquier politique à l'autre. Depuis 2002, Narendra Modi se projette en victime de l'establishment représenté par les "libéraux", les "Lutyens Delhi-ites", le "Khan market gang" et leurs porte-paroles (dont la chaîne NDTV d'avant sa prise de contrôle par Adani). Il prétendait incarner la souffrance de la plèbe qui est aussi la victime directe de l’élite, en tant qu’ancien « chaiwallah » (porteur de thé, son travail quand il était enfant) et membre d’une basse caste. Ce répertoire risque de ne plus être audible si la véritable victime n'est autre que Rahul Gandhi, qui pourra raviver le souvenir de son arrière-grand-père, Jawaharlal Nehru, qui avait passé plus de 9 ans de sa vie en prison et consenti de nombreux sacrifices pour la cause de la liberté de l'Inde.
Mais si Rahul Gandhi n’est pas envoyé en prison, il continuera sans doute à être dans la rue. Après le Yatra qui l'a mené du Tamil Nadu au Jammu-et-Cachemire, un autre pourrait désormais avoir lieu entre le Gujarat et le Nord-Est, via les fiefs du BJP, dont l’Uttar Pradesh. Le Congrès peut désormais s'appuyer non seulement sur les cadres du parti nouvellement élus, mais aussi sur des sympathisants qui identifient Rahul Gandhi comme l'alternative à Modi. C’est là une autre leçon des derniers mois: jusqu'à récemment, les dirigeants du BJP se félicitaient d'avoir à lutter contre l’héritier de la lignée des Nehru/Gandhi, qu'ils considéraient comme plus faible que Mamata Banerjee ou Arvind Kejriwal. Les temps changent, à cause de l’endurance dont fait preuve Rahul Gandhi, qui l’a doté d’un nouveau charisme, mais aussi à cause de la façon dont les dirigeants du BJP ont concentré leurs attaques sur lui: paradoxalement, les gouvernants du pays participent activement à la fabrication de leur challenger.
La route à suivre
La condamnation définitive de Rahul dépendra du rôle que jouera le pouvoir judiciaire. Récemment, le juge en chef DY Chandrachud a décrit la structure de base de la Constitution comme « l'étoile du berger » de la démocratie indienne. La Cour suprême se battra-t-elle à nouveau pour la défendre ? Si tel est le cas, après plus de six ans de verdicts, pour la plupart complaisants – ou d'abstention de tout verdict – la Cour Suprême serait de retour sur le devant de la scène publique et cela pourrait ne pas être une bonne nouvelle pour les dirigeants du pays.
Pour résumer : la disqualification de Rahul Gandhi est peut-être un tournant. Mais la balle est dans le camp de l'opposition, de la justice - et dans le camp de Rahul Gandhi lui-même ! Il ne faut attendre aucune réaction de l'Occident dont les priorités ne s'expriment plus en termes de valeurs démocratiques et dont la présence dans le débat peut être de toute façon contre-productive : le syndrome de la « main de l’étranger » - qu'Indira Gandhi a utilisé dans les années 1970 reste très fort et Rahul Gandhi perdrait en crédibilité s’il semblait lié à des puissances extérieures.
Christophe Jaffrelot est Directeur de Recherche au CERI-Sciences Po/CNRS, Paris, professeur de politique et de sociologie indiennes au King's India Institute, Londres, et chercheur non résident à la Carnegie Endowment for International Peace. Il a publié L’Inde de Modi (Fayard).
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