Actuel ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Narendra Modi, Subrahmanyam Jaishankar présente dans son livre The India Way. Strategies for an Uncertain World , la stratégie de son pays face aux différents défis auxquels l’Inde doit faire face dans un monde en pleine transformation.
Face à un réagencement des puissances s’opérant à un rythme effréné, l’auteur plaide pour que l’Inde rompe avec sa diplomatie passée et saisisse toutes sortes d’opportunités pour maximiser ses intérêts. Il promeut une conversion de la diplomatie indienne à la realpolitik grâce au plurilatéralisme, ce qui impliquerait de déployer un nationalisme non exempt de méfiance à l’égard de l’Occident.
En parallèle, Jaishankar recommande que l’Inde exploite les nombreuses sollicitations venant de l’Occident dans le cadre du « China balancing » impulsé par les Etats-Unis et l’Europe, alors même que la Chine est décrite tantôt comme un partenaire, voire un modèle, tantôt comme un adversaire dont il faut se méfier.
S. Jaishankar reconnaît que la stratégie internationale l’Inde est marquée par certaines contradictions, il en méconnaît deux autres : premièrement son multilatéralisme tous azimuts ressemble beaucoup au le non-alignement hérité de Nehru avec lequel il prétend rompre et deuxièmement son optimisme quant à la puissance indienne est sans doute excessif et étant donné les effets de la pandémie de covid-19 sur une économie qui se portait déjà mal en 2019.
Subrahmanyam Jaishankar est aujourd’hui l’un des ministres de Narendra Modi les plus influents. Dans une équipe gouvernementale où le nombre de « techniciens » est des plus limités, il maîtrise, lui, son sujet : diplomate de carrière, il avait auparavant gravi tous les échelons de l’administration du ministère des affaires étrangères, jusqu’au stade suprême de « Foreign secretary » – après avoir été ambassadeurs dans des pays aussi importants que la Chine et les Etats-Unis. Diplomate professionnel à l’origine, Jaishankar n’en est pas moins devenu un homme politique à part entière, proche de Narendra Modi par l’idéologie, comme en témoignent certains de ses tweets. Si le nom de Modi n’apparaît pratiquement pas dans le livre, l’auteur, non seulement est le porte-parole de sa vision du monde, mais convaincu – cela est explicite dans l’ouvrage – que l’arrivée au pouvoir en 2014 du dirigeant du BJP a fait entrer l’Inde dans une ère d’expansion nouvelle.
Les huit chapitres thématiques composant l’ouvrage ne décrivent pas une trajectoire cohérente qui aboutirait à une démonstration, mais sont davantage juxtaposés – comme d’ailleurs les phrases ou les paragraphes de l’auteur dont le style est de ce fait moins limpide qu’il n’y paraît. Ces chapitres présentent chacun différentes facettes de la même problématique : la question que pose S. Jaishankar est celle des stratégies que l’Inde devrait suivre dans un monde en profonde transformation, du fait notamment de la montée en puissance de la Chine. Le lecteur n’y trouvera aucune recette en termes de politiques publiques mais une philosophie générale – et un discours, aujourd’hui dominant dans les sphères du pouvoir indien.
1 Un monde en mutation propice à une transformation de la diplomatie indienne sur un mode « realpolitik »
Pour S. Jaishankar, le monde est en mutation et il n’a pas de superlatif assez fort pour décrire ces bouleversements : « nous sommes rattrapés par le changement comme jamais auparavant » peut-on lire page 72. Cette rupture tient à plusieurs facteurs. Premièrement, les critères de la puissance ne sont plus les mêmes. Désormais, l’accès à la technologie, la connectivité et le commerce jouent un rôle primordial (p. 72). Deuxièmement, toutes les régions du monde – et notamment les grands pays dont l’auteur refait sans cesse la liste dans un tour du monde permanent à donner le vertige - sont entrés dans une compétition débridée : la planète est ainsi régie par une logique multipolaire inédite.
La fluidité de cette nouvelle donne constitue une toile de fond à la démarche de l’auteur qui milite, dans ce contexte disruptif, pour une rupture de la diplomatie indienne avec son passé. Il recommande d’exploiter les circonstances nouvelles sur un mode realpolitik aux antipodes de ce qu’il décrit comme le « romantisme politique » (p. 4) d’antan, une formule implicitement associée à Jawarharlal Nehru et à son sens de la moralpolitik. Pour Jaishankar il faut rompre avec ce passé marqué au coin de l’« Etat doux » (p. 50), du « fatalisme » (p. 51) et des « occasions manquées » (p. 74). La défense de techniques disruptives transparaît à chaque page ou presque et la bureaucratie indienne est par exemple épinglée pour son conservatisme sans qu’on sache ce qui lui est reproché exactement : « le véritable obstacle à l’essor de l’Inde ne tient plus aux barrières du monde, mais aux dogmes de Delhi » (p. 73).
Que l’auteur recommande-t-il de faire que l’Inde ne faisait pas déjà ? D’appliquer une logique purement transactionnelle dans ses relations avec un monde où il n’y pas d’alliés ni d’amis, mais seulement des « frenemies » (p. 39) : « dans un monde où chacun défend son propre intérêt de façon moins habillée, les nations feront ce qu’elles ont à faire avec moins de faux-semblants » (p. 26) et « mêmes des partenaires chercheront toujours des transactions avec de meilleurs termes » (p. 27). Dès lors les mots clés ne sont pas seulement « réalisme » (p. 12), « realpolitik » (p.5), « sécurité dure » (p. 74), mais aussi « gestion des différends » (afin d’exploiter les tensions opposant les autres pays) et « règlement pragmatique » (p. 27). En fait, le code de conduite recommandé ici va au-delà du pragmatisme : il confine à l’opportunisme. Dans le « bazar transactionnel » (p. 39) qu’est devenu le concert des nations, l’Inde doit maximiser son intérêt : son mot d’ordre est « promouvoir les intérêts nationaux en identifiant et en exploitant les occasions créées par les contradictions mondiales » (p. 11).
Comment ? L’Inde est d’abord appelée à établir un rapport de force favorable. Cela passe par une montée en puissance économique et un véritable activisme international. L’essor économique est un impératif catégorique, d’autant plus qu’aux yeux de Jaishankar, l’Inde a déjà « émergé parmi les plus grandes économies au monde… » (p. 78). Mais la poursuite d’une diplomatie tous azimuts occupe une place plus importante dans le livre. Dès la page 10, Jaishankar énonce l’agenda diplomatique qu’il appelle de ses vœux : « Le moment est venu pour nous d’engager l’Amérique, de gérer la Chine, de cultiver l’Europe, de rassurer la Russie, d’attirer le Japon dans la partie en train de se jouer, d’impliquer nos voisins, d’élargir notre voisinage et d’agrandir le cercle de ceux qui nous soutiennent traditionnellement ».
2 Les trois principes structurant de la « nouvelle » diplomatie indienne
Trois principes structurent cette démarche : le refus de toute alliance au nom d’un nationalisme obsidional, l’exploitation des conflits inhérents au monde multipolaire et l’acceptation des contradictions qui résultent de ces partis pris et stratégies.
A/ Refuser toute alliance au nom de l’intérêt national – et d’un nationalisme encore anti-occidental
L’Inde doit refuser de se lier les mains en devenant partie prenante d’alliances pour miser, au contraire, en vertu d’un nationalisme assumé, sur une forme de « plurilatéralisme » (p. 35) : « Si l’Inde a poussé à la revitalisation du format du Quad, elle a aussi adhéré à l’Organisation de coopération de Shangai. Une trilatérale établie de longue date avec la Russie et la Chine coexiste désormais avec une autre qui associe les Etats-Unis et le Japon » (p. 14). Alors que bien des Occidentaux pensent que l’Inde s’est rapprochée de leur camp, notamment parce qu’elle partageait ses valeurs démocratiques, Jaishankar douche leurs illusions en quelques phrases : si l’Occident ne comprend pas que l’Inde ne voit pas en lui un allié, mais seulement un partenaire – et encore pas sur tous les sujets –, « cela tient en grande part à une ignorance de ses modes de pensée. Ce qui ne devrait guère surprendre tant de larges pans de l’Occident ont historiquement accordé si peu d’importance à notre société. Il est révélateur que l’introduction américaine standard à la pensée stratégique indienne ne se réfère même pas au Mahabharata, quand bien même cette épopée influence si profondément l’esprit indien moyen » (p. 47).
Si l’Inde opte pour le multilatéralisme aux dépens de l’entrée dans une logique d’alliance, c’est, de fait, par nationalisme. Non pas le nationalisme d’antan, qui allait de pair avec un non-alignement fondé sur des valeurs gandhiennes de non-violence, mais un nationalisme ethnique fondé sur la culture hindoue dont le Mahabharata est l’un des fleurons. Jaishankar n’est pas seulement fier du Mahabharata, il le compare aux autres grands textes de la culture mondiale – et naturellement, il le place au-dessus : « Comme épopée, il domine ses équivalents des autres civilisations, pas seulement en longueur, mais aussi par sa richesse et sa complexité » (pp. 48-49).
Le nationalisme ethnique est le moteur de la stratégie indienne dont Jaishankar dresse la feuille de route : « Les Indiens doivent s’appuyer sur leurs propres traditions pour s’équiper avant d’affronter un monde tumultueux. Cela est assurément possible dans une Inde qui est désormais davantage Bharat [le nom de l’Inde dans l’antiquité hindoue] » (p. 67). Et si l’Inde est plus nationaliste, donc plus forte car plus intégrée et plus prompte à défendre ses intérêts coûte que coûte, c’est grâce à Narendra Modi dont la victoire électorale en 2014 a fait accomplir un tournant au pays (p. 77). C’est à partir de ce moment-là, d’après Jaishankar, que « l’Inde s’est attelée à élever de façon délibérée son profil, à influencer de manière consciente les réunions et les négociations internationales, à volontairement augmenter ses contacts de haut-niveau et à investir avec ambition dans l’établissement de liens et de connectivité » (p. 93).
Cette liste de réalisations reste toutefois bien abstraite et, de fait, l’auteur n’en donne aucun exemple. Que le nationalisme serve de pierre angulaire à toute la stratégie de Jaishankar ressort en définitive des lignes suivantes, parfaitement en phase avec l’idéologie du BJP (Bharatiya Janata Party) : « En termes émotionnels, le nationalisme contribue de façon évidente à un sens de l’unité renforcé. En termes politiques, il signifie une détermination accrue à lutte contre les défis infra- et supra-nationaux qu’il rencontre. En termes d’action politique, il se concentre sur les moyens de maximiser les capacités et l’influence nationales » (p. 114).
Le style de Jaishankar rappelle ici celui de Modi, d’autant plus que son discours s’apparente à un véritable national-populisme, comme en témoignent ses saillies contre l’establishment indien, et pas seulement les bureaucrates de son ministère : il dit faire plus confiance à « la rue indienne » qu’au « Delhi de Lutyens » – une expression désignant l’élite de la capitale indienne logée dans les quartiers dont Lutyens fut l’architecte à l’époque coloniale (p. 109) ; ce qui le ramène à sa cible de prédilection, la haute fonction publique indienne, car, pour lui, « les mandarins ne peuvent pas rester plus longtemps imperméables aux masses » (p. 110). Le rejet national-populiste de l’establishment cosmopolite d’hier est d’ailleurs explicite, étant donné que, pour l’auteur, « la pertinence d’une élite créée dans un moule occidental a désormais dépassé sa date de péremption » (p. 129).
B/ Exploiter les rivalités entre les puissances en jouant la carte du « China balancing »
Si la montée des nationalismes a un inconvénient – car elle s’exerce aux dépens du multilatéralisme et du respect de ses normes (p. 32) –, elle a un avantage : elle permet à l’Inde de jouer les grandes puissances les unes contre les autres pour garder la main et exploiter leurs rivalités. L’objectif est ainsi formulé : « engager les puissances en compétition tels que les Etats-Unis, la Chine, l’UE ou la Russie en même temps » (p. 15). Pour Jaishankar, l’Inde doit reprendre l’initiative : « Est-ce que le monde continuera à définir l’Inde, ou est-ce que l’Inde va désormais se définir elle-même ? » (p. 17). Le plurilatéralisme est donc vu comme une politique de puissance, une façon de s’affirmer sur la scène mondiale : « le monde est désormais contraint de composer avec cette Inde qui change » (p. 17).
Mais quels atouts l’Inde a-t-elle à faire valoir, sinon sa capacité à jouer les uns contre les autres ? Le ministre aurait pu mentionner le « soft power » indien, mais il n’y croit pas. A la place, il attribue à l’Inde un pouvoir de négociation fondé sur sa position géopolitique. L’atout principal de l’Inde, aujourd’hui, c’est d’apparaître comme un élément clé des efforts de l’Occident, du Japon, de l’Australie et d’autres pays d’Asie pour faire contrepoids à la Chine – un pays que Jaishankar prend soin, ici, de ne pas nommer : « L’intérêt américain à travailler avec l’Inde est une évidence depuis deux décennies et s’est encore accéléré […] Depuis le Brexit, une Europe plus incertaine a aussi développé un intérêt croissant pour l’Inde en tant que force de stabilité et de croissance en Asie […] Les pays d’Asie, en particulier ceux de l’ASEAN et de l’Indopacifique, trouvent des avantages à la capacité de l’Inde à façonner une Asie plus multipolaire » (p. 40). Pour Jaishankar, les grandes puissances ne voient que des avantages dans la montée en puissance de l’Inde, décrite ici comme menant la danse sur le mode de la manipulation : « Si le monde a développé un intérêt à voir l’Inde monter en puissance, celle-ci, à son tour, peut exploiter pleinement ce sentiment » (p. 41).
L’Indopacifique figure au cœur de cette stratégie. Il s’agit en effet pour l’Inde d’offrir un point d’appui aux grandes puissances dans cette zone, « incontestablement une priorité pour chacune d’entre elles » (p. 182) : « En maintenant une forte posture ici, la valeur de l’Inde augmente … » (p. 185). La cible principale, à cet égard, n’est autre que l’Occident car pour Jaishankar « Un partenariat renforcé avec l’Occident conduira à des bénéfices politiques et à des gains économiques considérables… » (p. 123).
C/ Assumer ses contradictions
Anticipant sans doute les interrogations de ses lecteurs qui pourraient s’inquiéter du foisonnement d’idées et de la multiplicité de tactiques n’allant pas naturellement de pair, Jaishankar dit assumer les contradictions qui peuvent résulter de son plurilatéralisme. Celui-ci est donc d’emblée défini comme « une poursuite parallèle de priorités multiples, dont certains pourraient être contradictoires » (p. 16). Jaishankar tourne même en ridicule ceux qui ne comprennent pas que les initiatives indiennes qui paraissent contre nature sont la marque de fabrique du nouvel « Indian Way » : « Pour les non-initiés ou les anachroniques, la poursuite d’approches apparemment contradictoires peut apparaître consternante. Comment peut-on réconcilier un rassemblement « Howdy Modi » [bain de foule à Houston où Modi s’est affiché avec Trump en 2019] avec un sommet de Mamallapuram [du nom de la petite ville où Modi s’est entretenu avec Xi Jinping aussi en 2019] ou de Vladivostok ? Ou le RIC (Russie-Inde-Chine) avec le JAI (Japon-Amérique-Inde) ? Ou le Quad et l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) ? L’Iran avec les Saoudiens, ou Israël avec la Palestine ? La réponse réside dans la volonté de dépasser les dogmes et d’entrer dans le monde réel des convergences. Il faut y voir du calcul, pas seulement de l’arithmétique » (p. 100).
Jaishankar part ici du principe que l’Inde est devenue tellement incontournable sur une scène internationale marquée par une extrême fluidité, que ses partenaires ne s’offusqueront pas qu’elle traite aussi avec certains de leurs adversaires. C’est un pari sur lequel nous reviendrons en conclusion.
3 Entre BRICS et Indopacifique : les paradoxes de la relation à la Chine
Il n’y a pas que par rapport aux relations avec ses partenaires que l’Inde doit assumer ses contradictions : on retrouve ce problème vis-à-vis de la Chine. Certes, la Chine menace l’Inde, mais c’est aussi pour Jaishankar un modèle que l’Inde doit imiter pour mieux lui emboîter le pas sur la voie de la puissance : « l’Inde a beaucoup à apprendre de la Chine. Une leçon importante tient au fait que c’est en faisant la démonstration de sa pertinence mondiale que l’on gagne le respect du monde de la manière la plus sûre » (p. 8). Monsieur de La Palice n’aurait pas dit mieux. Mais la Chine montre la voie à l’Inde d’un autre point de vue : « La Chine, première puissance non-occidentale qui s’impose sérieusement dans la période post-1945, a tiré parti de son patrimoine culturel pour se projeter dans le monde et forger un narratif. C’est en toute logique que l’Inde devrait suivre ce précédent » (p. 47).
Surtout – et corrélativement –, la Chine, pour Jaishankar, n’est en fait pas hostile à l’Inde : « la Chine voit l’Inde comme inhérente à l’essor de l’Asie et le rééquilibrage plus large de la distribution de la puissance » (p. 40). Les deux idées contenues dans cette phrase sont développées ailleurs – comme souvent, car l’auteur disperse les pièces du puzzle de sa pensée à l’envi.
Premièrement, Jaishankar voit la Chine et l’Inde comme de concert parties prenantes de la montée en puissance de l’Asie. Lorsqu’il fait l’apologie du nationalisme, Jaishankar le décrit comme « représenté par l’essor de nations comme la Chine et l’Inde, d’une continent comme l’Asie, et le rééquilibrage qui en découle de l’ordre mondial » (p. 112), car, deuxième idée, ces deux pays – et l’Asie en général – ont vocation à faire contrepoids à l’Occident : « la Chine est la grande disruptrice ici puisque contrairement au Japon, à la Corée du Sud ou à l’ASEAN, son émergence ne peut pas être prise en compte dans le vieux cadre. L’essor de l’Inde ne fera que renforcer encore cette pression pour le changement » (p. 113). On retrouve ici des thématiques qui ont longtemps dominé les sommets des BRICS et se sont par exemple traduites par la demande d’un poids accru pour les « pays émergents » au FMI ou à la Banque Mondiale. Si la notion de « pays émergents » s’est effacée, la logique reste la même, désormais au service de l’Asie : « Au moins en Asie, nous pouvons parler d’un essor économique accompagné de confiance culturelle […] puisque l’influence de l’Asie se fait sentir davantage dans l’arène mondiale… » (p. 116).
L’Occident apparaît alors comme le véritable Autre, celui contre lequel s’étaient ligués les BRICS et qu’il est encore utile de combattre parce que – phrase valant son pesant d’or – « l’Inde ne devrait pas sous-estimer l’influence que l’Occident continuer à conserver » (p. 121), et qu’il faut encore réduire, ce qui est de toutes façons le sens de l’histoire, en s’attaquant notamment à l’architecture du système international : « La clé de la durabilité occidentale jusqu’à maintenant est l’ensemble d’institutions et de pratiques qu’il a établies de façon progressive mais avec fermeté dans la période de sa domination. Il n’y a virtuellement aucun secteur d’activité humaine qui, sous une forme ou un autre, n’est pas façonné ou régulé par lui. Les règles [qu’on lui doit] sont établies pour le monde entier, ainsi que pour les communs mondiaux. Elles s’appuient aussi sur des narratifs qui profitent à l’Occident, tout en affaiblissant ses concurrents. Ce mélange d’institutions, de régimes, de régulations et d’accords est une toile si complexe que leur créer des alternatives est véritablement un formidable défi. Toutefois, à mesure que la redistribution mondiale de la puissance progresse, cela finira par advenir de façon inévitable » (p. 121).
Ces attaques contre le système onusien relativisent le goût de New Delhi pour le multilatéralisme dont les Occidentaux sont généralement convaincus. D’après Jaishankar, l'Inde peut compter sur bien des soutiens pour contrer l’agenda occidental au plan international. Ceux-ci forment « un groupe de soutien puissant dans le Sud global qu’elle [l’Inde] doit cultiver pendant son essor » (p. 120). Mais quels sont donc les objectifs occidentaux qui déplaisent tellement à Jaishankar : « des positions en matière de commerce, de changement climatique et de propriété intellectuelle » (p. 120). Si le premier et le dernier points mentionnés ici étaient attendus, que la lutte contre le changement climatique soit une pomme de discorde entre l’Inde et les pays occidentaux avait rarement été formulé avec autant de clarté par un ministre indien.
L’Inde doit donc s’associer à la Chine pour renverser le rapport de forces opposant l’Asie et l’Occident. La méthode pouvant conduire à ce résultat n’est toutefois pas énoncée très clairement dans le chapitre consacré à l’Empire du Milieu. Celui-ci s’ouvre d’ailleurs sur une phrase au conditionnel : « La capacité de l’Inde et de la Chine à travailler ensemble pourrait déterminer le siècle asiatique » (p. 133). Rapidement, Jaishankar doit dire son malaise vis-à-vis du caractère unilatéral et opaque des projets d’infrastructures réalisés dans le cadre de la Belt and Road Intiative (pp. 148-149).
Au final, Jaishankar en est réduit à deux propositions. Premièrement, l’Inde attend de la Chine qu’elle fasse preuve de meilleurs sentiments à son égard à propos de sa candidature au Conseil de sécurité et au Nuclear Suppliers Group. Deuxièmement, il promet que l’Inde répliquera à la montée en puissance de la Chine dans les pays frontaliers de l’Inde (comme le Népal et Sri Lanka) en poussant ses pions en Asie du Sud-Est (p. 150). Penser que l’Inde pourra rivaliser avec la Chine dans ce genre de compétition ne manque pas ici d’étonner. Cette conviction reflète une confiance excessive dans les progrès économiques de l’Inde. Jaishankar fait d’ailleurs de l’économie indienne un portrait largement déconnecté de la réalité qui ne tient aucunement compte ne serait-ce que de la première vague de la covid-19 (p. 175).
4 Conclusion
Le livre de Jaishankar est très révélateur du discours que les dirigeants indiens tiennent aujourd’hui sur les affaires du monde. On y retrouve en particulier trois traits distinctifs :
la défense sans concession des intérêts indiens sur le mode realpolitik, sous-tendue – ou légitimée – par un fort nationalisme ethnique ;
la certitude d’atteindre une forme de puissance, alimentée par le fait que nombre de grands pays courtisent l’Inde ;
le refus corrélatif de choisir son camp de manière à maximiser son avantage transactionnel.
Ce triptyque est généralement perçu comme le fruit d’une rupture avec le passé provoquée par Narendra Modi, ce que Jaishankar affirme lui aussi.
En fait, bien des constantes sont ici à l’œuvre. Premièrement, le plurilatéralisme dont il est aujourd’hui question est l’héritier du bon vieux non-alignement de Nehru, rebaptisé « autonomie stratégique » ou « non-alignement 2.0 » par les prédécesseurs de Modi. En fait, l’ère Modi marque même un net retour au modèle nehruvien à travers l’objectif d’auto-suffisance présenté comme une priorité par Narendra Modi en 2020, objectif qui s’accompagne d’un regain de protectionnisme.
Par ailleurs, les ambitions de l’Inde en termes de puissance, ne sont pas souvent étayées par la mobilisation des ressources nécessaires à leur réalisation. Une des faiblesses du livre de Jaishankar tient précisément à l’indifférence dans laquelle l’auteur tient les moyens de la stratégie qu’il échafaude. Fidèle au style de Narendra Modi et aux idéologues du BJP, il ignore avec superbe les problèmes d’intendance. Or l’intendance ne suit plus, la croissance était déjà en berne avant même la première vague de covid-19 et l’Inde n’a pas les moyens de sa politique étrangère, ce qui confère une forme d’arrogance à une phrase comme celle-ci : « le monde est désormais contraint de composer avec cette Inde qui change » (p. 17).
La déconnexion entre le discours et la réalité est particulièrement flagrante quand Jaishankar dépeint les relations de l’Inde avec ses voisins sur un mode irénique. Prônant, un « régionalisme positif » (p. 94), il rappelle la priorité que constitue l’Asie du Sud – et que reflète le mot d’ordre « le voisinage d’abord » (Neighbourhood First) ; il présente en outre l’Inde comme le pays qui peut « reconstruire une région fracturée » - non sans un certain paternalisme lorsqu’il suggère que New Delhi « devrait montrer sa sagesse en traitant sa prospérité comme une marée montante pour l’ensemble de la région » (p. 115), des mots qui étonnent au moment où le Bangladesh vient de passer devant l’Inde en termes de revenu par tête. Surtout, Jaishankar ne fait mention, ni de l’influence croissante de la Chine au Sri Lanka et au Népal, ni des difficultés que l’Inde rencontre dans ses relations avec l’Iran. Il part ainsi du principe que le port de Chabahar remplira ses offices, en donnant à New Delhi un accès à l’Afghanistan, alors que l’incertitude demeure en la matière.
L’idée suivant laquelle l’Inde peut se dispenser de nouer des alliances repose peut-être elle-même sur une illusion de puissance que l’impact économique de l’épidémie de covid-19 est en train de révéler à la face du monde. L’Inde risque en outre d’être tirée de ce rêve par les ambitions chinoises, non seulement dans l’océan Indien, mais aussi dans l’Himalaya où les tensions entre les deux pays ne retombent pas vite depuis les heurts du printemps 2020. Certains analystes, comme C. Rajah Mohan considèrent d’ailleurs que l’Inde devra s’intégrer à certaines alliances et prôner un dialogue avec l’OTAN.
Pour l’instant, l’Inde refuse de choisir son camp et pour ses partenaires occidentaux, l’une des grandes leçons du livre de Jaishankar tient précisément au peu d’estime dans lequel il tient l’Occident, l’hégémon d’hier que l’Asie serait appelée à remplacer selon lui. Son approche rappelle ici celle des dirigeants pakistanais qui ont su se rendre indispensables aux Occidentaux contre l’URSS, puis Al Qaïda en poursuivant un double jeu. Là encore, la stratégie chinoise constitue la variable décisive : l’Inde devra bien renoncer à son rêve asiatique et se rapprocher des Occidentaux si la Chine menace ses intérêts.
Du coup, contrairement aux apparences que cherche à donner le livre – et au ton très assuré de son auteur –, l’Inde n’est peut-être pas maîtresse de sa stratégie diplomatique, en tout cas, pas plus qu’avant.
Christophe Jaffrelot
NOTES DE RENVOI
#1 Comme celui où il rend hommage à l’ancien leader nationaliste hindou, Deendayal Upadhyaya : https://twitter.com/DrSJaishankar/status/1359687774895435776.
#2 Subrahmanyam Jaishankar, The India Way. Strategies for an Uncertain World, New Delhi, HarperCollins India, septembre 2020, 240 p.
#3 La définition de l’Indopacifique que Jaishankar offre dans son livre est naturellement centrée sur l’océan Indien. La stratégie qu’il préconise dans cette zone repose sur trois « cercles concentriques ». Il s’agit d’abord d’équiper les côtes indiennes d’infrastructures portuaires garantissant une meilleure connectivité et allant de pair avec des forces de défense navale plus performantes. Ensuite, l’inclusion du Sri Lanka, des Maldives, de Maurice et des Seychelles dans un deuxième cercle concentrique semble acquise – malgré les réserves indiquées plus haut. Pour Jaishankar, le véritable défi concerne le troisième cercle qui permettrait « la restauration de l’océan Indien comme une communauté reposant sur ses fondations historiques et culturelles » (p. 186). Les projets permettant de relever un tel défi ne sont mentionnés qu’en passant, comme l’intégration régionale de la Baie du Bengale.
#4 Lors de la deuxième vague de covid-19 qui a commencé à dévaster l’Inde en avril 2021, un Etat de l’Union indienne, le Jharkhand a même suggéré de se tourner vers le Bangladesh pour faire face à la pénurie de vaccins, un comble quand on sait que l’Inde est connue comme la « pharmacie du monde ».
#5 C. Rajah Mohan, « Why India must not say ‘no’ to NATO”, The Indian Express, 6 avril 2021, https://indianexpress.com/article/opinion/columns/why-india-must-not-say-no-to-nato-7260435/.
Adaptation française de l’article anglais
La coopération Inde Russie en matière de défense explique pourquoi l'Inde continue de marcher prudemment sur la corde raide avec la Russie et a décidé de ne pas condamner son invasion de l'Ukraine, comme l'a précédemment expliqué un article de l'Institut Montaigne de juin 2022.
La Russie est l'un des plus grands fournisseurs de défense de l'Inde.
Selon un document de travail de 2020 du Stimson Center, 70% à 85% des infrastructures militaires indiennes sont d'origine russe.
- Les accords avec la Russie ont souvent intégré des projets à plus petite échelle basés sur une production nationale, comme le récent accord de 677 millions de dollars pour produire conjointement plus de 600 000 fusils d'assaut AK-203 en Inde.
- ils concernent également des accords à plus grande échelle et à succès pour des équipements tels que des avions de combat, des sous- marins et le porte-avions phare de l'Inde, l'amiral Gorshkov reconverti.
- Ces accords ont également montré une volonté continue de garder une forte proportion de production locale. Ils se sont ainsi alignés sur la politique du gouvernement indien en vue de promouvoir le programme « Make in India » . Cette évolution a également concerné des équipements plus polyvalents, qui ont une large utilisation dans de nombreuses applications militaires et aident à renforcer les objectifs d'autonomie de l'Inde dans la fabrication de matériel de défense.
La note qui suit vise à fournir une analyse détaillée de la dépendance militaire de l'Inde vis-à-vis de la Russie et à l'expliquer : pourquoi n'observe-t-on pas d'efforts de diversification plus fructueux de la part de New Delhi dans ce domaine ? Et qu'est-ce qui rend ces efforts si compliqués ?
Évaluation de la dépendance militaire de l'Inde vis-à-vis de la Russie.
Pour évaluer la dépendance militaire de l'Inde vis-à-vis de la Russie, la situation doit être examinée dans chacune des trois armes d'un point de vue qualitatif et quantitatif.
L’armée de terre
Environ 90% de l'équipement de l'armée indienne provient de Russie. Plus important encore, les colonnes blindées de l'Inde sont composées de chars T-90 et T-72. En ce qui concerne les systèmes antichars et de défense aérienne de l'armée, une partie importante est d'origine russe, comme les Konkurs Anti-Tank- Guided- Missiles (ATGM), les Korent ATGM, les missiles OSA sol-air, les missiles sol-air Pechora, le missile sol-air Strela et l'Igla. Outre les lanceurs de missiles Smerch et Grad, les systèmes utilisés par l'armée sont russes.
Les T-90 sont désormais fabriqués en Inde sous licence russe sans aucun transfert de technologie. Ils sont une mise à niveau des T-72.
En ce qui concerne les armes légères, l'AK-47 est le fusil le plus couramment vu entre les mains d'un soldat, en particulier au Cachemire où sont stationnés des centaines de milliers de soldats indiens. Et la Russie et l'Inde ont signé un accord pour produire conjointement des fusils AK-203 en Inde.
La Marine
La part de l'équipement russe dans la marine indienne estimée à seulement 40 %.
La part de l'équipement russe dans la marine indienne est estimée à seulement 40 %, contrairement à l’armée de terre. Malgré les noms indiens des navires de surface, les destroyers de la classe Rajput, les frégates de la classe Talwar et les corvettes de missiles de la classe Veer sont tous des équipements russes livrés prêts à être utilisés . En matière de puissance de feu, l'Inde exploite également toute une série d'armes fabriquées en Russie, dont le Kh-35 (un missile subsonique à turboréacteur) et les missiles anti-navires P-20, les missiles anti-navires / d'attaque terrestres Klub et les torpilles APR-3E.
Le seul porte-avions indien - INS Vikramaditya - a servi à l'origine dans la marine soviétique avant d'être mis hors service et acheté par la marine indienne en 2004. Pour les sous-marins, il s'agit des sous-marins de la classe 8 Kilo acquis de la Russie qui constituent l'essentiel de la flotte indienne.
Armée de l'Air
Environ 70% des équipements de l'India Air Force (IAF) sont d'origine russe.
Les chasseurs Sukhoi Su-30 MKI constituent environ 14 de ses 30 escadrons. Il existe également des chasseurs MiG-29UPG et MiG-21, des pétroliers IL-78, ainsi que deux avions IL-76, qui ont été reconvertis pour transporter des systèmes d'alerte et de contrôle aéroportés que l'Inde a achetés à Israël.
La plupart des hélicoptères indiens viennent également de Russie, notamment les hélicoptères utilitaires Mi-17, les hélicoptères d'attaque Mi-35, les hélicoptères de transport lourd Mi-26 et les hélicoptères de lutte anti-sous-marine Kamov. Enfin, de nombreux missiles indiens sont également « made in Russia » : les R-77, R-37, les missiles air-air R-73, les missiles air-sol Kh-59, Kh-35, les Kh-31, les bombes à guidage laser KAB qui sont lancées à partir du Su-30 MKI et le célèbre système de défense aérienne S-400 Triumf.
Pourquoi la Russie est le premier fournisseur d'armes de l'Inde .
Certes, après la disparition de l'Union soviétique, l'Inde a initié un certain rapprochement avec les États-Unis, mais ces relations diplomatiques proches ne se sont pas traduites par une diversification substantielle de l'approvisionnement des importations d'armes indiennes : entre 1997 et 2016, environ les trois quarts des armes achetées à l'étranger provenaient encore de Russie . .
De nombreuses raisons expliquent pourquoi la Russie a été la source privilégiée des achats de défense de l'Inde au cours des vingt dernières années.
- La Russie n'a jamais imposé de sanctions ou d'embargos. New Delhi craint les sanctions de l'Occident, et surtout des États-Unis. Cela a commencé dans les années 1960, à une époque où l'Inde a acheté des MIG pour la première fois, après que les États-Unis aient mis fin à toutes les ventes d'armes à l'Inde et au Pakistan en raison des guerres de 1965 et 1971. L'Inde n'a jamais eu a craindre de quelconque sanction de la part de la Russie. Lorsque l'Inde a mené une série d'essais nucléaires, respectivement en 1974 et 1998, les États-Unis ont imposé des sanctions à New Delhi, mais la Russie ne l'a pas fait. Usine de Tarapur en réaction à l'essai de 1974.
- Le facteur financier
Historiquement, l'URSS n'a pas souvent demandé à l'Inde de paiement immédiat après la livraison d'équipements militaires, ni ne l'a demandé en devise forte. Il a fourni à l'Inde 35 milliards de dollars d'équipements entre 1960 et 1990 sans paiement immédiat. De plus, les paiements ont été réalisés en roupies à des taux de change préférentiels .
Plus important encore, l'équipement soviétique et plus tard russe reste disponible à un prix raisonnable : à niveau comparable de qualité, le coût est inférieur de 30 à 35 %. Par exemple, lorsqu'on compare le chasseur Sukhoi-30MKI (Su-30), l'épine dorsale de l'armée de l'air indienne, avec le Rafale Dassault récemment acquis, on observe que le premier a une vitesse maximale et un plafond d'utilisation plus élevés que le second, avec toutefois un rayon d'action moindre. Enfin, les Su-30 peuvent être produits à près d'une fraction du coût des Rafales, comme en témoigne l'offre de 2018, de Hindustan Aeronautics Limited qui a proposé de fournir 40 chasseurs supplémentaires à un tiers du coût des Rafale.
L'accès exclusif aux technologies russes les plus sophistiquées
Moscou a créé une relation de confiance avec l'Inde dans le domaine militaire. Depuis la guerre froide, la Russie fournit à l'Inde du matériel de haute technologie qu'il refuse aux autres pays. Le S-400 et le chasseur Su-35 en sont des exemples. Ce n'est pas nouveau. L'URSS en avait déjà prêtés pour une période de trois ans entre 1988 et 1991. Ce prêt était une première : C'était en effet la première fois qu'un pays réalisait ce type d'opération pour un autre. Cependant, lorsque cela s'est produit, l'Inde a pu obtenir des systèmes sophistiqués, mais pas l'état de l'art ni les transferts de technologie - comme cela se produisait régulièrement pour des équipements moins avancés.
Alors que l'Inde a tenté pendant des décennies de développer sa propre industrie militaire, la Russie a aidé le pays plus que tout autre dans cette objectif. Par exemple, elle a aidé l'Inde à construire des usines pour assembler des chasseurs MiG-21 et MiG-23/27 sous licence, ainsi que pour réparer des chars T-72. Comparativement, la Russie s'est montrée plus ouverte que l'Occident au transfert de technologies dans le cadre de joint-ventures.
Alors que l'Inde a tenté pendant des décennies de développer sa propre industrie militaire, la Russie a aidé le pays plus que tout autre dans cet objectif .
Ici, le développement conjoint entre l'Inde (DRDO) et la Russie (NPOM) du missile BrahMos est l'un des plus grands succès de la relation bilatérale. La technologie de propulsion BrahMos est basée presque entièrement sur le missile de croisière anti-navire russe Yakhont SS-N-26. La Russie a également accompagné l'Inde dans le développement de son premier sous-marin nucléaire armé (SNLE) indien, l'INS Arihant, qui a été intronisé au Commandement des forces stratégiques en 2018. Il a notamment joué un rôle clé dans la miniaturisation du réacteur.
À l'inverse, le co-développement d'avions de combat de cinquième génération est un problème depuis plus d'une décennie, et les deux parties ne sont pas encore parvenues à un accord sur leur développement. Dernièrement, la Russie semblait prête à partager les codes sources d'un FGFA, qui « dépasse tout ce qui est proposé par d'autres partenaires ». Ceci est très important pour l'Inde, car le pays se concentre désormais sur la production nationale, les importations étrangères étant introduites pour combler le déficit de capacité de production. Sameer Lalwani, dans son article qui concerne la pérennité de l'alignement Inde-Russie, souligne que l'attitude russe diffère de celle des États-Unis sur ce sujet - et que cela compte beaucoup pour l'Inde :
" Le désir de l'Inde d'accéder, de co-développer ou de louer la technologie nécessaire pour construire ses propres systèmes fait toujours de la Russie un partenaire essentiel en raison de sa volonté relativement plus grande de partager la technologie sensible requise et de normes plus souples pour les transferts .
Les directives sur l'utilisation finale des systèmes, les technologies classifiées, la protection des droits d'auteur et les restrictions opérationnelles constituent un obstacle important à l'octroi de licences et au transfert de technologies de défense vers l'Inde, en particulier lorsque l'Inde exige une autonomie opérationnelle, cherche à rééquiper les systèmes achetés avec des matériaux auprès d'autres fournisseurs étrangers, et est jugée comme ayant une gestion insatisfaisante des droits de propriété intellectuelle ou de la technologie américaine classifiée et sensible ».
Pourquoi l'indigénisation est-elle si importante pour l'Inde ? Non seulement en raison de sa volonté de développer une autosuffisance dans un domaine clé pour sa souveraineté nationale, mais aussi parce que les importations d'armes coûtent très cher. Selon la fiche d' information SIPRI Trends in International Arms Transfers (2021), " l'Inde était le plus grand importateur mondial d'armes majeures en 2017-2021 et représentait 11% du total des importations mondiales d'armes au cours de la période ". Et ce malgré la baisse des importations d'armes indiennes de 21 % entre les périodes de 2012 à 2016 et de 2017 à 2021.
Cette liste de facteurs de rapprochement Inde-Russie explique que si l'équipement russe est apprécié pour son utilisation polyvalente, l'équipement occidental a souvent été acquis pour tenir compte des lacunes en matière de capacités. Des fournisseurs comme la France ont été plus souvent approchés pour fournir des systèmes secondaires à des équipements préexistants, tels que des moteurs diesel pour le secteur naval indien et des systèmes radar pour l'armée de l'air. D'un autre côté, une grande partie de l'équipement acheté aux États-Unis l'a été à des fins d'entraînement ou de transport de matériel et de troupes.
En conséquence, alors que les États-Unis ont vendu environ 17 milliards de dollars à l'Inde en ventes d'armes entre 2000 et 2018, Delhi a signé 15 milliards de dollars de nouveaux contrats d'armement avec Moscou entre 2018 et 2021.
'Inde est cependant disposée à diversifier davantage ses sources d'équipement militaire. Premièrement, la qualité du matériel russe est parfois insatisfaisante. Les avions de l'armée de l'air en sont un exemple : en 2012, le ministère indien de la Défense a signalé que "la moitié des 872 MIG achetés à l'URSS/Russie s'étaient écrasés".
Deuxièmement, l'Inde se rapproche des pays occidentaux dans le cadre de l'Indo-Pacifique, alors que les États-Unis et les pays européens espèrent que New Delhi les aidera à équilibrer la Chine dans la région. Répondant à certaines de ces attentes, l'Inde s'est engagée en 2019 à acheter davantage de systèmes d'armes américains après des années de déclin .
Les États-Unis ont maintenant des accords militaires à grande échelle avec l'Inde, y compris des avions de transport (avions Hercules et hélicoptères Chinook), des obusiers et des pièces et machines pour des systèmes produits localement tels que les Tejas. D'autres fournisseurs sont également statistiquement significatifs, comme la France, qui a conclu des accords pour la production et la fourniture de moteurs diesel et de systèmes radar, de sous-marins Scorpène, d'avions Rafale et même de missiles SM-39 Exocet. En 2021, la Russie, la France, les États-Unis, Israël et le Royaume-Uni étaient les principaux fournisseurs de défense de l'Inde, suite aux efforts de l'Inde pour diversifier ses fournisseurs.
La guerre d'Ukraine ne peut qu'accélérer ce processus de diversification, comme le soutient Yurii Poita pour l'Institut Montaigne. Cela montre que les armes russes sont à la traîne par rapport à celles fabriquées en Occident en termes de qualité (les chars en sont un exemple). De plus, la livraison d'équipements clés sera retardée en raison des sanctions frappant les entreprises russes. Le S-400 en est un exemple typique étant donné « la forte probabilité de présence de puces occidentales" présent dans ce système de missiles anti-aériens. Le commerce des armes entre la Russie et l'Inde pourrait très bien être affecté par la guerre en Ukraine, et en particulier par les restrictions d'accès aux technologies auxquelles est confrontée l'industrie russe de l'armement. Le fait que l'Inde ait rejoint les dirigeants du G7 en le communiqué final du sommet de juin en Allemagne confirme cette tendance d'un point de vue diplomatique puisque New Delhi, avec le G7 a condamné « la guerre d'agression illégale et injustifiable de la Russie contre l'Ukraine ».
Co-écrit avec Aadil Sud, étudiant diplômé en Sécurité Internationale à la Paris School of International Affairs, Sciences Po Paris