Interview de Christophe Jaffrelot par The Diplomat
Homme du développement économique, Gardien des valeurs indiennes, Grand Prêtre de l’hindouisme, Protecteur des pauvres, Empereur du cœur des Hindous et Gourou. Autant de visages que s’est construit Narendra Modi, le Premier Ministre de l’Inde qui brigue un troisième mandat .
Derrière l'image de sage respectable se cache un redoutable homme politique et Narendra Modi est en voie de façonner une Inde à sa manière et rêve de toute puissance pour le pays et pour lui.
Christophe Jaffrelot est directeur de recherche au Centre de recherches internationales Sciences Po. Il scrute et analyse la politique et la société indienne depuis des années. Il vous offre quelques clés de lecture afin de mesurer les enjeux de cette élection qui cumule tous les superlatifs. Christophe Jaffrelot a publié en 2019 un ouvrage de référence sur le parcours et la personnalité du Premier Ministre “ l'Inde de Modi " (Fayard 2019 )
Voici l'adaptation française de l’interview original le magazine The Diplomat. paru en anglais
1) Narendra Modi a débuté sa carrière politique au sein du RSS, l’organisation nationaliste et paramilitaire Rashtriya Swayamsevak Sangh ( Corps des Volontaires Nationaux) . Comment sa relation avec l’organisation a-t-elle évolué au fil des temps ? Est-ce qu'il suit les instructions ou les conseils du RSS maintenant ?
Narendra Modi est un pur produit du RSS mais contrairement à la plupart de ses pairs, il s'est émancipé assez tôt de l'organisation. Il s'est engagé dès l'âge de 7 ans comme Swayamasevak ( volontaire), est devenu en 1972 Pracharak ( prédicateur) à 22 ans, puis a gravi les échelons de l’organisation: Vibhag Pracharak à 28 ans et Prant pracharak à 31 ans.
Les choses ont commencé à changer dans les années 1990 quand il a commencé à jouer un rôle en politique après que LK Advani - son mentor et protecteur - l'ait nommé Sangathan Mantri ( Secrétaire Général) du BJP en 1987. - rôle qui s’est accentué après avoir été nommé responsable de la branche qui s’occupait de l’Etat du Gujarat durant la Rath Yatra d’Advani, marche religieuse et politique entreprise à travers l’Inde en 1990, puis de nouveau en 1991 avec l’Ektra Yatra de M. Joshi , marches durant lesquelles il entre directement en contact avec la population, une relation de proximité qu’il a continué d’affectionner particulièrement.
Il a ensuite quitté le Gujarat parce que, en tant que Secrétaire général, il n'avait pas réussi à conserver l'unité du parti, la faction dissidente de Vaghela ( dirigeant politique de l’Etat du Gujarat NDR) provoquant la chute du gouvernement de Keshubhai Patel.
Ce fut un tournant. Le RSS, l'organisation dont dépendaient les dirigeants du BJP, commençait à perdre un peu de sa légitimité à ses yeux. Lorsqu’il est devenu Ministre en chef, il a simplement construit les bases d’un pouvoir parallèle avec ses propres partisans et ses relations dans les milieux d'affaires.
Au milieu de l’année 2000, il a refusé de se présenter au poste de Prant pracharak qui était alors occupé par Manmohan Vaidya et en 2007, de nombreux dirigeants du RSS ont refusé de soutenir sa candidature - mais en dépit de cela, il a gagné… et a gagné à nouveau en 2012.
En 2013-2014, le chef du RSS, Bhagwat, a de nouveau essayé de le conseiller. En vain, Modi n’avait pas les faveurs des dirigeants du RSS, mais il était si populaire parmi les swayamsevaks ( membres du RSS ) et de larges pans de la majorité hindoue qu’il reçut leur soutien – et Advani fut marginalisé.
Aujourd’hui, c’est Modi qui dicte ses conditions au RSS plutôt que l’inverse – une évolution sans précédent. Et les dirigeants du RSS ne peuvent rien dire : Modi réalise et met en œuvre le programme de l'organisation.
2) Vous avez écrit que le modèle économique du capitalisme de connivence de Modi, impliquant des sociétés hautement capitalistes et aux activités centrées sur les infrastructures, a debouché sur une croissance économique sans création d'emplois et a élargi le fossé entre les zones rurales et les zones urbaines. Pourtant, les pauvres de l'Inde, y compris les pauvres des zones rurales, le soutiennent. Pourquoi?
Pour quatre raisons.
Premièrement, les pauvres ne votent pas nécessairement selon des critères socio-économiques : la politique identitaire joue un grand rôle et les partisans du nationalisme hindou ont fait tomber les clivages fondés sur la caste et la classe en mettant en avant la religion comme la composante majeure d’un discours de ralliement. Ici, le BJP - parti très castiste - exploite la logique du système des castes : l'imitation des brahmanes, ce que MN Srinivas a appelé la « sanskritisation ».
Deuxièmement, Modi parle aux pauvres comme s'il était l'un d'eux et cela fonctionne: lui même est d’origine plébéienne. Il sait trouver les mots justes pour aider chacun à retrouver une estime de soi. Il le fait chaque mois lors de son émission de radio, Mann ki baat, diffusée depuis 2004 .
Troisièmement, Modi offre quelque chose aux pauvres, notamment des bouteilles de gaz, des latrines etc… ce n'est rien comparé à ce qu'avait fait Manmohan Singh, le précédent Premier Ministre, mais ces biens semblent être des cadeaux personnels (sa photo est sur les bouteilles par exemple).
Quatrièmement, parmi les pauvres qui votent pour lui, de nombreux membres des sous-castes Dalits sont mécontents de la façon dont d’autres sous-castes Dalits ont accaparé la plupart des avantages découlant de la politique des quotas et de la discrimination positive : le BJP a favorisé ces groupes marginaux en nommant par exemple des personnes dans leurs rangs au moment des élections.
3) Pourriez-vous partager votre point de vue sur la construction de la marque Modi ?
Comme beaucoup de populistes, Modi est un caméléon - c'est sa marque de fabrique : chacun peut trouver en lui ce qu'il cherche. De fait, on le voit changer sans cesse de tenue vestimentaire en fonction de l'endroit qu'il visite et des foules qui se pressent à ses meetings - comme le faisait d’ailleurs Indira Gandhi, une autre figure du populisme indien. D'abord, il s’est présenté comme l’Hindu Hriday Samrat (l'Empereur du cœur des Hindous) en raison de la façon dont il avait présidé au pogrom anti-musulman de 2002 au Gujarat lorsqu’il était chef du gouvernement de l’Etat. Il a ensuite affirmé qu’il était un Vikas Purush (l’homme du développement) en raison de sa stratégie de croissance au Gujarat. Puis, il est devenu le chowkidar (le gardien) en raison de la façon dont il a protégé le Gujarat de l’influence de Delhi puis l'Inde du Pakistan lors de la confrontation militaire de 2019. Il aimait d’ailleurs répéter qu'il avait un tour de poitrine de 56 pouces pour mieux se poser en homme fort du régime. Plus récemmment, il s’est érigé en Grand Prêtre de l'Inde lors de l'inauguration du temple d'Ayodhya en prétendant allier pouvoir temporel et autorité spirituelle. Il y a quelques années, il était déjà apparu sur des photographies dans l’habit et la posture d’un ascète, priant dans le Gange ou méditant dans une grotte himalayenne. Il affirme d'ailleurs ne pas appartenir uniquement au monde temporel.
" Modi s’est érigé en Grand Prêtre de l'Inde lors de l'inauguration du temple d'Ayodhya "
Cette technique de communication caméléon repose sur une base indéfectible: quel que soit le rôle qu'il joue, il n'interagit jamais avec personne : il ne donne pas de conférence de presse, refuse tout débat ou toute question qui ne soit pas préparée à l’avance. Il délivre un message. Et dans une large mesure, le messager est ce message en raison de son langage corporel, qui compte autant que ses mots. Son vocabulaire est d’ailleurs aussi pauvre que celui des yogis télévisuels. Cette communication politique à sens unique a longtemps été très efficace et a saturé l'espace public en utilisant les chaînes de télévision, les réseaux sociaux, les hologrammes ou l’utilisation de masques à son effigie etc...
4) Pourriez-vous nous parler de l’idéologie de Modi,” la Moditva “, a-t-elle plus de soutien que l’Hindutva en Inde ? Et parmi le Sangh Parivar (les organisations liées au RSS ndr)
Modi est certainement plus populaire que le BJP. En fait, les enquêtes électorales du CSDS-Lokniti ont montré en 2014 et 2019 que de nombreuses personnes (un cinquième à un quart des électeurs du parti ) n’auraient pas voté pour les candidats du parti si Modi n’avait pas été candidat au poste de Premier Ministre.
Cela est dû en grande partie à sa personnalité aux multiples facettes, plus diversifiée que le parti – qui reste dominé par les dirigeants des castes supérieures urbaines et des dirigeants de la classe moyenne.
En revanche, Modi peut attirer des électeurs de basse caste qui trouvent en lui quelqu'un « comme eux ». Il bénéficie également du soutien des groupes de l’élite en raison de son idéologie, de son style de vie et de son opposition aux quotas de caste – une forme de discrimination positive que le gouvernement Modi continue toutefois de diluer en silence. Cela dit, le BJP de Modi n’a jamais obtenu plus de 37 % des voix. Il n'aurait pas obtenu la majorité des sièges à la chambre basse du Parlement s'il n'avait pas eu de vastes bastions au Nord et à l'Ouest : le Sud et l'Est restent dans l'opposition.
Le fait que Modi soit plus populaire que son parti explique que le BJP ne puisse pas remporter les élections régionales aussi facilement que les élections législatives.
Ainsi, le BJP ne gouverne pas plus de la moitié des États de l’Union indienne – et a souvent besoin de partenaires de coalition pour y parvenir. D’où la tentation centralisatrice du gouvernement Modi pour exercer le pouvoir même dans les zones que le BJP ne gouverne pas, ce qui érode le caractère fédéral du régime.
5) C'est le Pakistan que nous avons toujours associé à « l'État profond ». ( litt: Deep State, Etat avec un pouvoir souterrain ndr) mais dans votre livre, vous explorez en détail comment Modi a développé en Inde un « État encore plus profond ». Pourriez-vous nous éclairer là-dessus ?
Il existe des différences évidentes entre les deux concepts. Dans un « État profond », le pouvoir appartient en fin de compte à des acteurs n’ayant pas de comptes à rendre au public qui opèrent en coulisses – comme le chef d’état-major de l’armée au Pakistan.
Dans un « État plus profond », comme l'Inde de Modi, on retrouve peut-être la même chose mais on observe un autre phénomène : au niveau local, les militants – y compris les groupes d'autodéfense – exercent une autorité directe sur la société et mettent même en œuvre une forme de police culturelle : ils empêchent par exemple les garçons musulmans de parler aux filles hindoues, ou les hommes de basse caste d'approcher les filles de caste supérieure, ils intimident les Dalits hindous qui envisagent de se convertir à une autre religion, ils dissuadent les hindous de vendre leur appartement à des non-hindous dans les quartiers mixtes, ils contrôlent les camions des musulmans qui sont susceptibles d’emmener les bovins à l'abattoir, etc. Ils imposent à la société une orthopraxie reproduisant le style de vie des hindous de caste supérieure. Parfois, ils utilisent à leur avantage des lois qui ont été adoptées par les assemblées des États dirigés par le BJP. Mais parfois, leurs méthodes plutôt violentes – notamment les lynchages – sont totalement illégales. Mais ils sont considérés comme légitimes car ils se réclament de la culture hindoue. Ces groupes opèrent avec la bénédiction de l’État, voire en collaboration avec la police dans les États dirigés par le BJP – voire ailleurs. En réalité, la police les laisse souvent utiliser leurs véhicules et sous-traite même à ces groupes l'application de certaines des lois qu'ils veulent faire respecter, notamment celles liées à la protection des vaches. En ce sens, l’État est « plus profond » : il pénètre la société grâce à ces groupes qui sont ancrés dans la société, implantés dans leur localité. L’État-BJP et les milices ont en commun leur allégeance au RSS puisqu’ils appartiennent tous au Sangh Parivar, une organisation qui n’a pas de comptes à rendre aux électeurs.
6) Indira Gandhi et Narendra Modi sont décrits comme des autocrates. Le régime de Modi est-il plus dangereux ? Pourquoi?
Indira Gandhi et Narendra Modi ont ce que les psychologues politiques appellent « une personnalité autoritaire », un état d’esprit qui procède souvent d’un profond sentiment d’insécurité, voire d’un complexe d’infériorité. Ce facteur psychologique explique le réticence à interagir avec les autres sur un pied d’égalité (de peur d'être mis à la question) et le nombre très limité de personnes en qui ils ont confiance.
Cela dit, Indira Gandhi était une démocrate et a levé l'état d’urgence en 1977, parce qu'elle ne supportait pas les critiques de ceux - en Occident comme en Inde - la qualifiaient de dictateur.
Modi, comme le reste du RSS, ne croit pas à la démocratie libérale et ne se soucie pas de la manière dont les Occidentaux considèrent son régime.
"Modi, comme le reste du RSS, ne croit pas à la démocratie libérale
Oui, son autoritarisme est plus dangereuse que celui, improvisé, d'Indira Gandhi parce qu'il a un plan de long terme que le RSS cultive depuis près d’un siècle: il veut créer le Hindu Rashtra. Un système sociopolitique où les minorités sont vouées à devenir des citoyens de seconde zone, où un État unitaire sapera définitivement les bases du fédéralisme, où l’hindi sera imposée à l'ensemble du pays, où le Parlement sera réduit au statut de chambre d’enregistrement et où le pouvoir judiciaire sera dominé en raison de son manque de légitimité par rapport au leader élu.
Mais c'est là la limite de ce type régime autoritaire qui, comme en Turquie ou en Hongrie « marche » à l’élection: le dirigeant a besoin de la légitimité issue des urnes pour l'emporter sur les autres centres de pouvoir, y compris le pouvoir judiciaire. En ce sens, l’Inde, comme tant d’autres pays, versent davantage dans l’autoritarisme électoral que dans l’autocratie : la dimension démotique demeure, mais l’État de droit recule, tout comme toute forme d’opposition, les médias étant capturés par les amis du gouvernement ou soumis à la censure. La compétition électorale n’est plus équitable, mais elle existe et le chef du pays peut mordre la poussière. Aujourd’hui, Modi peut perdre si la mobilisation des électeurs est plus forte que les manœuvres d’intimidation du pouvoir – et les éventuels bourrages d’urnes électroniques.
Christophe Jaffrelot pour The Diplomat
Article original en anglais actualisé.